4
Je n’avais pas arrêté de me tourner et de me retourner dans mon lit pendant la plus grande partie de la nuit en pensant à Kenny Mancuso et à Joe Morelli. À sept heures, je me forçai à me lever, de mauvaise humeur et au trente-sixième dessous. Je pris une douche, enfilai un jean et me fis du café.
Mon problème de base était le suivant : j’avais des tas d’idées sur Joe Morelli, pas une sur Kenny Mancuso.
Je me servis un bol de céréales, emplis ma tasse Daffy Duck de café et examinai le contenu de l’enveloppe que Spiro m’avait donnée. L’entrepôt était situé juste à la sortie de la Route 1 dans une zone de petites industries genre centres commerciaux. La photo d’un des cercueils manquants, découpée dans un tract publicitaire ou un catalogue, montrait un modèle manifestement situé au bas de la chaîne funéraire. C’était tout juste quatre planches de sapin sans les garnitures et les coins biseautés qu’on trouve habituellement sur les cercueils du Bourg. Je ne voyais vraiment pas pourquoi Spiro avait acheté vingt-quatre de ces caisses. Au Bourg, les gens dépensaient un fric fou pour les mariages et les enterrements. Être inhumé dans un cercueil comme celui-là serait pire que de se balader avec un col crasseux. Même Mrs. Markowitz, notre voisine, qui vivait de l’aide sociale et éteignait la lumière tous les soirs à neuf heures pour faire des économies d’électricité, avait mis de côté quelques milliers de dollars pour être enterrée dignement.
Je terminai mes céréales, lavai bol et cuiller, me servis une deuxième tasse de café et emplis le petit plat en céramique de Rex de croquettes et de myrtilles. Rex déboula de sa boîte de soupe, les moustaches frétillant de plaisir. Il fonça sur son plat, en fourra le contenu dans ses bajoues, et retourna dare-dare dans sa boîte où il s’accroupit, le derrière dehors, vibrant de bonheur devant sa bonne fortune. C’est ça qui est super avec les hamsters : un rien fait leur bonheur.
Je pris ma veste et mon grand sac en cuir noir qui contenait toute ma panoplie de chasseuse de primes, et me dirigeai vers l’escalier. La télévision de Mr. Wolesky bourdonnait de l’autre côté de sa porte close et une odeur de bacon grillé flottait dans l’air juste devant l’appartement de Mrs. Karwatt. Je sortis de l’immeuble en solitaire et m’arrêtai un moment pour jouir de la fraîcheur du matin. Quelques feuilles tenaces s’accrochaient encore aux arbres, mais la plupart des branches étaient nues et se découpaient telles des pattes d’araignées sur le ciel clair. Un chien aboya derrière mon immeuble et une portière de voiture claqua. Mr. Banlieuso partait au travail. Et Stéphanie Plum, chasseuse de primes hors pair, partait à la recherche de vingt-quatre cercueils bas de gamme.
À Trenton, le trafic paraissait dérisoire comparé à la fréquentation du Holland Tunnel le vendredi après-midi, mais il était tout de même casse-pieds. Je décidai de préserver le peu de salubrité qui affleurait en ce début de matinée et d’éviter les embouteillages de Hamilton Avenue. Je m’engageai dans Linnert Street après moult fastidieux arrêts et redémarrages, et me faufilai dans les quartiers délabrés des alentours du centre-ville. Je contournai la gare, coupai par le centre, pris la Route 1 sur cinq cents mètres et sortis à Oatland Avenue.
Les Entrepôts R & J occupaient une dizaine d’ares sur Oatland Avenue. Dix années auparavant, Oatland Avenue était une misérable enclave de terrains laissés à l’abandon. La mauvaise herbe était jonchée de bris de verre, de capsules de bouteilles, de bouts filtres, de préservatifs et d’ordures diverses et variées. Récemment, l’industrie avait déniché Oatland et sur ce no man’s land avaient fleuri l’Imprimerie Gant, les Accessoires de Plomberie Knoblock et les Entrepôts R & J. La mauvaise herbe avait cédé la place au macadam des parkings, mais les tessons de bouteilles, les capsules et l’assortiment de déchets urbains perduraient, se rassemblant dans des coins et des caniveaux non entretenus.
Un grillage aux maillons épais entourait les locaux des entrepôts et deux allées, indiquées ENTRÉE et SORTIE, menaient à un essaim de hangars de la taille de garages. Une petite pancarte accrochée à la clôture indiquait les heures d’ouverture : de 7 à 10 heures sept jours sur sept. Les grilles de l’entrée et de la sortie étaient ouvertes et un écriteau signalant « OUVERT » était accroché à la porte vitrée du bureau. Tous les bâtiments étaient peints en blanc, sauf les encadrements des portes et des fenêtres qui étaient d’un bleu vif. Un air dépouillé et efficace en diable. L’endroit idéal pour planquer quelques cercueils volés.
Je franchis l’entrée et roulai au pas, lisant les numéros jusqu’à ce que j’arrive au 16. Je me garai sur l’aire de stationnement face au hangar, insérai la clef dans la serrure, et appuyai sur le bouton qui commandait la porte hydraulique. Celle-ci bascula le long du plafond et, pas de doute, le hangar était vide. Pas un cercueil, pas un indice à l’horizon.
Je restai immobile un moment, imaginant ces caisses en sapin entassées jusqu’au plafond. Disparues du jour au lendemain. Je me détournai pour partir et faillis rentrer dans Morelli.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je, la main sur le cœur, après avoir poussé un cri de surprise. J’ai horreur que tu arrives en catimini derrière moi, comme ça ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je te suis.
— Je ne veux pas que tu me suives. Ça ne relève pas de la violation de mes droits, ça ? Du harcèlement policier ?
— La majorité des femmes seraient ravies que je les suive.
— Je ne suis pas la majorité.
— Raconte, me dit-il, désignant l’étendue déserte devant nous. Quel est le deal ?
— Je… je cherche des cercueils, si tu veux savoir.
Ce qui le fit sourire.
— Mais c’est vrai ! Spiro avait entreposé ici vingt-quatre cercueils et ils ont disparu.
— Disparu ? À savoir « été volés » ? Il a porté plainte ?
— Non. Il ne veut pas mêler la police à ça. Il ne tient pas à ce que le bruit coure qu’il a acheté des cercueils en gros puis se les ait fait faucher.
— Je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais j’ai l’impression que tout ça sent le roussi. En général, les gens qui perdent quelque chose de valeur préviennent la police au plus vite afin de pouvoir toucher l’argent de leur assurance.
Je refermai la porte et mis la clef dans ma poche.
— Spiro me paie mille dollars pour remettre la main sur des cercueils. Et, comme tu le sais, l’argent n’a pas d’odeur. Et je n’ai aucune raison de penser qu’il y a anguille sous roche.
— Et Kenny ? Je croyais que c’était lui que tu recherchais ?
— Impasse de ce côté-là pour l’instant.
— Tu laisses tomber ?
— Non, je laisse venir.
J’ouvris la portière de la Jeep, me glissai au volant et enfonçai la clef dans le contact. Le temps que je démarre, Morelli s’était assis sur le siège passager.
— On va où ? me demanda-t-il.
— Je vais au bureau pour interroger le directeur de cet établissement.
Morelli me souriait à nouveau.
— Tu es peut-être à l’aube d’une réorientation professionnelle. Si tu t’en tires bien sur ce coup, tu pourras te spécialiser dans les pilleurs de tombes et les profanateurs de cimetières.
— Très drôle. Descends de ma bagnole.
— Je croyais qu’on était associés.
Ouais, c’est ça. J’enclenchai la marche arrière et effectuai un demi-tour en règle. Je me garai devant la réception et m’élançai hors de la Jeep, talonnée par Morelli.
Je m’arrêtai net, fis volte-face et, posant une main sur son torse, tins Morelli à bout de bras.
— Stop. Ce n’est pas une visite guidée.
— Je pourrais t’être utile. En conférant autorité et crédibilité aux questions que tu vas poser.
— En quel honneur ?
— Parce que je suis un mec sympa.
Je sentis mes doigts se recourber contre la chemise de Morelli et dus faire un effort pour me relaxer.
— Convaincs-moi, lui dis-je.
— Kenny, Moogey et Spiro étaient inséparables au lycée. De vrais siamois. Moogey est mort. J’ai comme l’impression que Julia, la petite copine, n’a rien à voir là-dedans. Peut-être que Kenny s’est tourné vers Spiro.
— Et je travaille pour Spiro et tu ne sais pas si tu dois croire à cette histoire de cercueils.
— Je ne sais pas trop quoi en penser. Tu as d’autres renseignements sur ces sarcophages ? Où ils ont été achetés ? À quoi ils ressemblent ?
— À du bois. Dans les un mètre quatre-vingts de long…
— S’il y a une chose que je déteste, c’est une chasseuse de primes qui veut jouer au plus fin.
Je lui montrai la photo.
— Tu avais raison, dit-il. Ils sont en bois et ils font dans les un mètre quatre-vingts de long.
— Et ils sont moches.
— Ouais.
— Et très ordinaires.
— Ta grand-mère préférerait mourir plutôt que de devoir être enterrée dans un de ces cercueils, dit Morelli.
— Tout le monde n’a pas son discernement. Je suis certaine que Stiva a une vaste gamme de cercueils sous le coude.
— Tu devrais me laisser interroger le responsable, dit Morelli. Je suis meilleur que toi à ce petit jeu.
— Le débat est clos. Va m’attendre dans la voiture.
En dépit de nos joutes perpétuelles, j’aimais bien Morelli. Mon bon sens me soufflait de ne pas frayer avec lui, mais je n’ai jamais été l’esclave de mon bon sens. J’aimais la façon dont il s’investissait dans le travail et dont il s’était sorti d’une adolescence difficile. De gosse des rues dégourdi à flic des rues dégourdi. Il était un peu macho, c’est vrai, mais ce n’était pas entièrement sa faute. Il était du New Jersey après tout, et surtout c’était un Morelli. L’un dans l’autre, il s’en sortait plutôt bien.
La réception consistait en une petite pièce coupée en deux par un large comptoir. Une femme en tee-shirt blanc sur lequel était imprimé le logo bleu des Entrepôts R & J se tenait derrière. Elle avait une cinquantaine d’années, un visage agréable, une silhouette d’une rondeur confortable. Elle me salua d’un signe de tête machinal avant de fixer son attention sur Morelli qui, nonobstant ma volonté, ne m’avait pas lâchée.
Morelli portait un jean délavé et moulant qui le dotait d’un paquet impressionnant et du plus beau cul de tout l’État. Son blouson de cuir marron ne dissimulait que son revolver. La dame de chez R & J déglutit et détacha ses yeux de l’entrejambe de Morelli.
Je lui dis que je travaillais dans la sécurité et que je venais m’enquérir de marchandises stockées ici par un ami à moi.
— Qui s’appelle ? me demanda-t-elle.
— Spiro Stiva.
— C’est pas pour dire, fit-elle, réprimant une grimace, mais il a rempli son hangar de cercueils. Il m’a dit qu’ils étaient vides, mais je m’en fous, je ne risque pas de m’en approcher. Et je ne pense pas que vous deviez vous inquiéter côté sécurité. Qui irait s’amuser à voler des cercueils ?
— Comment savez-vous qu’il a entreposé des cercueils ?
— Je les ai vus arriver. Il y en avait tant qu’ils ont dû les faire venir dans un semi-remorque et les décharger avec un chariot élévateur.
— Vous travaillez ici à plein temps ?
— Je travaille ici TOUT le temps. C’est mon mari et moi qui sommes les propriétaires. Je suis le R de R & J. R pour Roberta.
— D’autres poids lourds sont venus livrer ces deux ou trois derniers mois ?
— Quelques camionnettes de déménagement. Pourquoi ? Y a un problème ?
Spiro m’avait fait jurer de garder le secret, mais je ne voyais pas comment je pourrais recueillir des renseignements sans mettre Roberta dans la confidence. De plus, elle avait très certainement un passe et il ne faisait aucun doute qu’elle s’empresserait d’aller voir le hangar de Spiro après notre départ et découvrirait qu’il était vide.
— Les cercueils de Stiva ont disparu, lui dis-je. Le hangar est vide.
— C’est impossible ! Personne ne peut partir avec tout un hangar de cercueils ! Ça ferait beaucoup. Il était plein à craquer ! Il y a bien des camions qui arrivent et repartent toute la journée, mais s’ils avaient chargé des cercueils, je l’aurais vu !
— Le hangar numéro 16 est derrière, dis-je. On ne le voit pas d’ici. Et peut-être ne les ont-ils pas pris tous le même jour.
— Comment seraient-ils entrés ? fit-elle. Le verrou a été forcé ?
J’ignorais comment ils avaient pu accéder au hangar. La serrure n’avait pas été forcée, et Spiro était sûr et certain que la clef avait toujours été en sa possession. Évidemment, il pouvait mentir.
— J’aimerais voir la liste de vos autres clients, dis-je. Et cela serait très utile si vous vous souveniez de camions que vous auriez pu voir à proximité du hangar de Spiro. Des camions assez gros pour transporter des cercueils.
— Il est assuré, dit-elle. C’est obligatoire pour tous nos clients.
— Il ne peut toucher d’indemnité sans porter plainte auprès des services de police, et pour l’heure, Mr. Stiva ne tient pas à faire de remous.
— Pour tout vous dire, je ne tiens pas spécialement non plus à ce que cela se sache. Je ne voudrais pas que les gens s’imaginent que nos hangars ne sont pas sûrs.
Elle tapota sur le clavier de son ordinateur et imprima la liste de ses clients.
— Ce sont ceux qui sont dans nos registres en ce moment. Lorsque quelqu’un résilie son contrat, on ne garde son dossier sur informatique que pendant trois mois.
Morelli et moi épluchâmes la liste, mais sans reconnaître aucun nom.
— Vous leur demandez leur pièce d’identité ? s’enquit Morelli.
— Le permis de conduire, dit-elle. Et une photomaton pour la compagnie d’assurances.
Je pliai la liste, la mis dans mon sac et donnai ma carte à Roberta avec pour instruction de me téléphoner s’il y avait du nouveau. Après réflexion, je lui demandai d’utiliser ses passes et de vérifier le contenu de tous les hangars au cas peu probable où les cercueils seraient toujours sur le site.
De retour à la Jeep, Morelli et moi relûmes la liste et traçâmes un gros zéro sur la feuille.
Roberta sortit à pas pressés de son bureau, clefs en main et téléphone portable en poche.
— La chasse aux cercueils est ouverte, dit Morelli, la regardant tourner au bout de la première rangée de hangars.
Il s’affala sur son siège.
— Il y a quelque chose que je ne pige pas, dit-il. Pourquoi irait-on voler des cercueils ? C’est encombrant, c’est lourd, et les possibilités de revente sont pratiquement inexistantes. Je suis sûr qu’il y a toutes sortes de choses stockées ici qui doivent être bien plus faciles à refourguer. Pourquoi des cercueils ?
— Peut-être que le voleur en avait besoin. C’est peut-être un croque-mort malchanceux. Comme Mosel. Depuis que Stiva a ouvert ses nouveaux locaux, Mosel est sur une mauvaise pente. Peut-être qu’il savait que Spiro avait une réserve de cercueils ici, qu’il est venu sur la pointe des pieds par une nuit sans lune et qu’il les a subtilisés.
Morelli me regarda comme si j’étais la créature de Roswell.
— Mais c’est possible, lui dis-je. On a vu des choses plus bizarres que ça. Je pense qu’on devrait faire la tournée des salons funéraires et voir si certains corps sont exposés dans un des cercueils de Spiro.
— Oh, c’est pas vrai !
Je rajustai mon sac à mon épaule.
— Il y avait un certain Sandeman chez Stiva l’autre soir. Tu le connais ?
— Je l’ai arrêté pour recel il y a deux ans. Au cours d’une descente.
— Ranger m’a dit que ce Sandeman travaillait au garage et qu’il aurait été présent le jour où on a tiré dans le genou de Moogey. Je me demandais si tu l’avais interrogé.
— Non. Pas encore. C’est Scully qui s’était chargé de l’enquête ce jour-là. Sandeman a fait une déposition, mais n’a rien appris d’intéressant. Le coup de feu a été tiré dans le bureau pendant qu’il était en train de réparer une voiture dans le garage à ce moment-là. Il avait un pistolet pneumatique qui tournait et il n’a rien entendu.
— Je pensais aller le trouver pour voir s’il avait une idée sur Kenny.
— Ne te frotte pas à ce Sandeman. C’est un abruti de première. Mauvais caractère. Mauvais numéro.
Morelli sortit ses clefs de voiture de sa poche.
— Un mécanicien formidable, dit-il.
— Je serai prudente.
Morelli me gratifia d’un regard de non-confiance absolue.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne ? Je suis doué pour broyer les pouces.
— Ce n’est pas vraiment ma méthode, mais merci quand même.
Sa Fairlaine était garée juste à côté de ma Jeep.
— Très jolie, la danseuse hawaïenne sur ta plage arrière, lui dis-je.
— C’est une idée de Costanza. Ça permet de cacher l’antenne.
Je regardai de plus près et, effectivement, je vis l’extrémité de l’antenne dépasser de la tête de la poupée. Je lançai un regard en coin à Morelli.
— Tu ne vas pas me suivre, dis ?
— Seulement si tu me le demandes gentiment.
— Jamais de la vie.
Morelli n’avait pas l’air convaincu.
Je traversai la ville et tournai sur la gauche dans Hamilton Avenue. Sept rues plus tard, je me garai prudemment sur une des places de parking qui flanquaient le garage. En début de matinée et de soirée, les pompes à essence fonctionnaient plein pot. À cette heure, c’était le calme plat. La porte du bureau était ouverte, mais sans personne à l’intérieur. Au fond, les rideaux de fer des ateliers de réparation étaient relevés. Une voiture était sur un pont dans le troisième atelier.
Sandeman, à côté, vérifiait la pression d’un pneu. Il portait un débardeur Harley d’un noir fané qui s’arrêtait cinq centimètres au-dessus d’un jean taille basse maculé de graisse. Ses bras et ses jambes étaient recouverts de tatouages représentant des serpents, gueule ouverte, langue fourchue jaillissant d’entre les crochets. Niché entre les reptiles se trouvait un cœur dans lequel on pouvait lire : « Jean, pour la vie. » La veinarde. Je me dis que, pour compléter le tableau, ce Sandeman devait forcément avoir deux rangées de dents pourries et quelques cicatrices purulentes au visage.
Il se redressa quand il me vit et s’essuya les mains sur son jean.
— Ouais ?
— Vous êtes Perry Sandeman ?
— Gagné.
— Je suis Stéphanie Plum, dis-je, passant outre la poignée de main traditionnelle. Je travaille pour l’agence qui a payé la caution de Kenny Mancuso. J’essaie de le retrouver.
— J’l’ai pas vu, dit Sandeman.
— J’ai cru comprendre que Moogey et lui étaient amis.
— I’paraît.
— Kenny venait souvent au garage ?
— Pas que je sache.
— Moogey vous parlait de Kenny ?
— Pas vraiment.
Est-ce que je perdais mon temps ? Plutôt.
— Vous étiez présent le jour où Moogey s’est fait tirer dessus, lui dis-je. Vous croyez que le coup de feu était accidentel ?
— J’étais au garage. J’suis au courant de rien. Fin du quiz. J’ai du boulot.
Je lui donnai ma carte en lui demandant de me contacter s’il repensait à quelque chose qui pourrait m’être utile.
Il la déchira en mille morceaux qu’il laissa tomber par terre.
N’importe quelle femme intelligente aurait fait une sortie empreinte de dignité, mais dans le New Jersey, la dignité occupe toujours une piètre deuxième place derrière le plaisir de rentrer dans le lard de quelqu’un.
Je redressai le menton, mis les mains sur les hanches.
— Vous avez un problème ? lui fis-je.
— J’aime pas les flics. Y compris les flics femelles.
— Je ne suis pas flic. Je suis agent de cautionnement judiciaire.
— Vous êtes une enfoirée de chasseuse de primes. Et j’ai rien à dire aux enfoirées de chasseuses de primes.
— Traitez-moi d’enfoirée encore une fois, et je vais vous montrer de quel bois je me chauffe.
— C’est censé me faire peur ?
J’avais une bombe lacrymo dans mon sac et l’envie me démangeait de lui en pulvériser une giclée en pleine poire. J’avais aussi un boîtier paralysant[3]. La dame qui tenait l’armurerie du coin m’avait convaincue de l’acheter, et je ne l’avais pas encore étrenné. Je me demandais si 50 000 volts dans son logo Harley lui remettraient les idées en place.
— Attention de ne pas me dissimuler des informations, Sandeman. Ou gare à votre liberté conditionnelle. Réfléchissez-y.
Il me flanqua un coup sur l’épaule qui me fit reculer d’un mètre.
— Que quelqu’un s’avise d’aller tirer la sonnette de mon agent de probation, et ce quelqu’un pourrait bien découvrir pourquoi on m’a surnommé le Marchand de Sable. Réfléchissez à ça, vous, de votre côté.
On y pensera.
5
Je partis du garage en début d’après-midi. Une des rares choses que m’avait apprises Sandeman était que je le détestais en bloc. En temps ordinaire, je n’aurais jamais imaginé que Kenny et lui puissent être amis, mais l’ordinaire ne l’était plus trop, et ce Sandeman dégageait quelque chose qui éveillait mes soupçons.
Fouiller dans son quotidien ne figurait pas en tête de la liste de mes loisirs préférés, mais je me dis qu’il serait sage d’y consacrer un peu de temps. Je devais au moins aller jeter un coup d’œil à son home sweet home et vérifier que Kenny n’était pas son colocataire.
Je descendis Hamilton Avenue et pus me garer à deux immeubles du bureau de Vinnie. Connie allait et venait, fermant d’un coup sec les tiroirs des classeurs et poussant un juron quand j’entrai.
— Ton cousin est une merde de chien ! me cria-t-elle. Stronzo !
— Qu’est-ce qu’il a encore fait ?
— Tu connais la fille qu’il vient d’embaucher ?
— Sally Quelque chose.
— Ouais : Sally Qui Connaissait l’Alphabet.
Mon regard fit le tour de la pièce.
— Elle manque à l’appel à ce qu’il semblerait.
— Et comment ! Ton cousin Vinnie l’a coincée à un angle de quarante-cinq degrés devant le tiroir des D et a essayé de jouer à cache-saucisse !
— Je crois comprendre que Sally n’a pas été d’accord.
— Elle est sortie d’ici en hurlant qu’on pouvait donner son salaire à une œuvre de charité. Et maintenant, plus personne pour faire le classement. Et devine qui doit se taper des heures sup’ ?
Connie referma un tiroir d’un coup de pied.
— C’est la troisième employée en deux mois !
— Peut-être qu’on devrait intervenir et faire châtrer Vinnie.
Connie ouvrit le tiroir central de son bureau et en sortit un couteau à cran d’arrêt. Elle libéra la lame qui jaillit avec un claquement mortel.
— Peut-être qu’on devrait s’en charger nous-mêmes, dit-elle.
Le téléphone sonna et Connie remit prestement le couteau dans le tiroir. Pendant qu’elle parlait, je consultai le fichier en quête du dossier Sandeman. Aucun. Donc, soit il n’avait pas eu de caution à payer, soit il s’était trouvé un autre garant. J’essayai l’annuaire de Trenton et de ses environs, mais sans plus de succès. J’appelai Loretta Heinz au DMV[4]. Loretta et moi nous connaissions depuis des années. Nous avions été éclaireuses chez les Ames vaillantes ensemble et passé notre temps à râler en chœur pendant les deux pires semaines de ma vie au Camp Sacajawea. Loretta tapota sur son ordinateur à tout faire et, abracadabra, j’obtins l’adresse de Sandeman.
Je la notai et articulai « salut » à Connie.
Sandeman habitait dans Morton Street, dans un quartier de grandes maisons en pierre apparente laissées à l’abandon. Les pelouses n’étaient pas entretenues, des stores déchirés pendaient mollement à des vitres sales, les pierres angulaires étaient recouvertes de tags et la peinture s’écaillait aux encadrements des fenêtres et des portes. Presque toutes les maisons avaient été divisées en appartements. Quelques-unes, incendiées ou laissées pour compte, étaient condamnées par des planches. Certaines avaient été restaurées et luttaient vaillamment pour reconquérir leur grandeur et leur dignité d’antan.
Sandeman vivait dans une des maisons multifamiliales. Ni la plus jolie ni la plus moche de la rue. Un vieil homme était assis sur la véranda. Le blanc de ses yeux s’était terni avec l’âge, des poils gris s’accrochaient à ses joues cadavériques, et sa peau avait la couleur du bitume. Une cigarette pendillait au coin de sa bouche. Il avala un peu de fumée et plissa les yeux dans ma direction.
— Je vais vous dire une chose, fit-il. Je reconnais un flic quand j’en vois un.
— Je n’en suis pas un.
C’était une obsession ou quoi ? Je jetai un œil à mes Doc Martens, me demandant si ça ne venait pas des chaussures. Morelli avait peut-être raison. Je devrais peut-être changer de style.
— Je cherche Perry Sandeman, lui dis-je, brandissant ma carte. Je suis à la recherche d’un de ses amis.
— Sandeman n’est pas chez lui. Il travaille au garage la journée. Il est pas souvent chez lui la nuit non plus d’ailleurs. Il rentre seulement quand il est saoul ou dopé. Et alors, il devient méchant. Vaut mieux pas s’approcher trop près quand il est bourré. Un excellent mécanicien, remarquez.
Tout le monde est d’accord là-dessus.
— Vous connaissez le numéro de son appartement ?
— 3C.
— Il y a quelqu’un en ce moment ?
— Je n’ai vu entrer personne.
Je passai à côté du vieil homme, entrai dans le hall et m’immobilisai, le temps que mes yeux s’habituent à l’obscurité. L’air était vicié par une odeur de plomberie défaillante. Le papier peint taché se décollait aux raccords. Le plancher crissait sous les pas.
Je fis passer ma bombe lacrymo de mon sac à la poche de mon blouson et commençai à gravir les marches. Il y avait trois portes au deuxième étage. Toutes fermées à clef. Une télévision bourdonnait derrière l’une d’elles. Le silence régnait dans les deux autres appartements. Je frappai à la 3C et attendis. Rien. Je refrappai. Toujours rien.
D’un côté, la perspective de me confronter à un malfrat me fichait une trouille d’enfer, et je n’avais qu’une envie, décaniller au plus vite. D’un autre côté, je voulais capturer Kenny, et je me sentais obligée d’aller jusqu’au bout.
Il y avait une fenêtre au fond du couloir à travers laquelle je voyais des barreaux noirs et rouillés qui avaient tout l’air d’être ceux d’un escalier de secours. Je m’approchai et regardai au-dehors. Oui, c’était bien un escalier de secours… dont une partie longeait l’appartement de Sandeman. En passant par la fenêtre, je pourrais jeter un coup d’œil à son intérieur. Personne en bas. Tous les stores du bâtiment d’en face étaient baissés.
Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. Que pouvait-il arriver au pire ? Je pouvais me faire arrêter, tuer, pousser dans le vide, ou mettre en bouillie. Bon. Et au mieux ? Personne ne serait à la maison et ni vu ni connu.
J’ouvris la fenêtre et me glissai au-dehors. J’étais une vieille habituée des escaliers de secours vu que j’avais passé de longues heures sur celui de chez moi. Je courus dare-dare jusqu’à la fenêtre de chez Sandeman et regardai à l’intérieur. Je vis un lit pliant défait ; une petite table de cuisine et une chaise en Formica ; une télévision sur un support métallique ; et un réfrigérateur format étudiant. Des cintres en métal accrochés à deux patères. Une plaque chauffante posée sur la table ainsi que deux canettes de bière cabossées. Des assiettes en carton sales et des emballages de nourriture froissés. Pas d’autre porte à part celle d’entrée, aussi supposai-je que Sandeman utilisait les toilettes qui se trouvaient sur le palier. Ça devait être le pied !
Et le plus important de tout : pas de trace de Kenny.
J’avais repassé une jambe par la fenêtre quand, baissant la tête vers la rue, j’aperçus le vieil homme à qui j’avais parlé qui se tenait au pied de l’escalier de secours, juste au-dessous de moi, tête renversée en arrière, une main en visière pour se protéger du soleil, ma carte toujours coincée entre ses doigts.
— Y a quelqu’un ? me cria-t-il.
— Non.
— C’est bien ce que je pensais. Il n’est pas près de rentrer.
— Vous avez un bel escalier de secours.
— Il faudrait le réparer, avec ses boulons bouffés par la rouille ! Moi, je m’y risquerais pas. Vous me direz, si un jour y a le feu, on se fichera pas mal de la rouille.
Je lui adressai un sourire crispé et achevai d’enjamber la fenêtre. Je redescendis, ressortis de l’immeuble sans demander mon reste, sautai dans ma Jeep, verrouillai les portières et filai.
Une demi-heure plus tard, j’étais chez moi en train de me demander quelle tenue j’allais mettre pour une soirée d’espionnage. J’optai pour des bottes, une jupe longue en jean et un polo blanc. Je me refis une beauté, me mis quelques bigoudis chauffants. Quand je les retirai, j’avais gagné plusieurs centimètres. Je n’étais toujours pas assez grande pour être sélectionnée dans une équipe de joueuses de basket, mais j’étais prête à parier que je pouvais paraître intimidante au Pakistanais lambda.
Je pesais le pour et le contre d’un Burger King et d’une pizza quand le téléphone sonna.
— Stéphanie, me dit ma mère, j’ai fait un gros chou farci pour dîner. Et un gâteau aux épices pour le dessert.
— Tentant, lui répondis-je, mais j’ai d’autres projets pour ce soir.
— À savoir ?
— Un dîner.
— D’amoureux ?
— Non.
— Autrement dit, tu n’as aucun projet.
— Il n’y a pas que l’amour dans la vie.
— Il y a quoi, par exemple ?
— Le travail.
— Stéphanie, Stéphanie, Stéphanie, ton travail consiste à arrêter des gangsters pour ton bon à rien de cousin. Ce n’est pas un vrai travail, ça !
Je me tapai la tête contre le mur – mentalement.
— J’ai aussi de la glace à la vanille, pour aller avec le gâteau, insista ma mère.
— De la glace à zéro pour cent ?
— Non, de la chère qu’ils vendent dans les petits pots en carton…
— Bon, d’accord, j’arrive.
Rex bondit hors de sa boîte de soupe et s’étira, pattounes de devant tendues au maximum, arrière-train relevé. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, m’offrant une vue imprenable sur l’intérieur de ses orteils. Il alla renifler sa soucoupe, la jugea mesquine et gagna sa roue.
Je le mis au courant de mes projets pour la nuit de sorte qu’il ne se fasse pas de mouron si je rentrais tard. Je laissai la lumière de la cuisine allumée, branchai mon répondeur, attrapai mon sac et mon blouson d’aviateur en cuir marron, sortis et fermai ma porte à clef. Je serais légèrement en avance, mais ce n’était pas grave. Cela me donnerait le temps de lire les nécros et de décider où aller après dîner.
Les lampadaires s’allumèrent en clignotant au moment où je me garai devant chez mes parents. La pleine lune était basse et joufflue sur le ciel crépusculaire. La température avait baissé depuis l’après-midi.
Mamie Mazur m’accueillit dans l’entrée. Ses cheveux gris acier étaient roulés serré dans des mini-bigoudis entre lesquels transparaissait la peau rosée de son crâne.
— Je suis allée chez le coiffeur aujourd’hui, me dit-elle. Je me suis dit que je pourrais peut-être recueillir des renseignements pour toi sur l’affaire Mancuso.
— Comment tu t’en es tirée ?
— Plutôt bien. Il y avait du beau monde. Norma Szajack, la petite cousine de Betty, était venue se faire teindre les cheveux et elles ont toutes dit que je devrais faire pareil. J’aurais bien tenté le coup, mais j’ai entendu dans une émission de télé que certaines décolorations pouvaient donner le cancer. Ils avaient invité une femme qui avait une tumeur de la taille d’un ballon de basket, et qui disait que ça venait des produits décolorants. Bref, Norma et moi on a papoté. Tu savais que son fils Billie était allé à l’école avec Kenny Mancuso ? Maintenant, il travaille dans un casino à Atlantic City. Elle m’a dit que Billie lui avait dit que Kenny était un de leurs plus gros flambeurs.
— Elle sait si Kenny est allé à Atlantic City récemment ?
— Elle ne m’en a pas parlé. La seule chose, c’est que Kenny a téléphoné à Billie il y a trois jours pour lui demander de lui prêter de l’argent. Billie lui a dit qu’il pouvait le dépanner, mais Kenny n’est jamais venu.
— Billie a raconté tout ça à sa mère ?
— Il l’a raconté à sa femme qui l’a répété à Norma. Je suppose qu’elle n’était pas ravie-ravie que Billie veuille prêter de l’argent à Kenny. Tu sais ce que je crois ? Je crois que Kenny s’est fait buter. Je te parie qu’il nourrit les poissons. J’ai vu une émission de télé l’autre jour où ils expliquaient comment les vrais pros s’y prenaient pour se débarrasser des gêneurs. C’était sur une des chaînes éducatives. Si je me souviens bien, ils leur tranchent la gorge, puis ils les pendent la tête en bas dans la douche pour qu’ils se vident de leur sang et qu’ils ne salissent pas la moquette. Puis le truc, c’est d’étriper le mort et de lui crever les poumons. Si on ne lui crève pas les poumons, il flotterait quand on le jette dans la rivière.
Ma mère étouffa un cri dans la cuisine et mon père s’étrangla derrière son journal au salon.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit et mamie Mazur dressa l’oreille.
— Invité ! s’écria-t-elle.
— Quel invité ? dit ma mère. Je n’ai invité personne.
— Moi oui. J’ai invité un homme pour Stéphanie, dit ma grand-mère. Un beau parti. Pas terrible à regarder, mais c’est un surdoué pour faire de l’argent.
Ma grand-mère alla ouvrir et Spiro Stiva fit son entrée.
— Dieu du ciel, fit mon père, jetant un coup d’œil par-dessus son journal, un croque-mort ! Il ne manquait plus que ça !
— Finalement, je n’ai pas une envie folle de chou farci, dis-je à ma mère.
Elle me tapota le bras.
— Ce ne sera peut-être pas si atroce que ça, me dit-elle. Et puis, ça ne fera pas de mal de faire ami-ami avec Spiro, ta grand-mère ne rajeunit pas, tu sais.
— J’ai invité Spiro vu que sa mère passe tout son temps au chevet de Constantin à l’hôpital, et qu’il n’est pas très doué pour se faire la cuisine, me chuchota ma grand-mère en me faisant un clin d’œil. Je t’en ai chopé un de vivant cette fois !
À peine.
Ma mère mit un couvert supplémentaire.
— Nous sommes ravis de vous avoir à dîner, dit-elle à Spiro. Nous disons sans arrêt à Stéphanie d’inviter plus souvent ses amis.
— Oui, mais il faut dire qu’elle est devenue si difficile dans le choix de ses amis masculins, dit ma grand-mère à Spiro, qu’il ne se passe pas grand-chose de ce côté-là ces derniers temps. Attendez de goûter le gâteau qu’il y a en dessert : c’est elle qui l’a fait.
— Mais non, ce n’est pas moi.
— Et le chou farci, c’est elle aussi, persista ma grand-mère. Elle fera une excellente épouse un de ces jours…
Le regard de Spiro s’attarda sur la nappe en dentelle et les assiettes décorées de fleurs roses.
— Je me tâte pour choisir une femme, dit-il. Un homme dans ma position doit penser à son avenir.
Il se tâte ? Non, mais je rêve !
Spiro s’assit à côté de moi et je m’écartai de lui le plus discrètement possible en espérant que la distance aurait raison de ma chair de poule.
Mamie Mazur passa le chou à Spiro.
— J’espère que cela ne vous ennuie pas de parler boutique, lui dit-elle. J’ai des tas de questions à vous poser. Je me suis toujours demandé, par exemple, si vous mettiez des sous-vêtements aux morts. D’un côté, ça ne me semble pas indispensable, mais d’un autre…
— Je ne pense pas que Spiro ait envie de parler de tout ça, intervint ma mère.
Spiro acquiesça et sourit à ma grand-mère.
— Secret professionnel, lui dit-il.
À sept heures moins dix, Spiro finissait sa deuxième part de gâteau et nous annonçait qu’il allait devoir nous quitter pour l’exposition mortuaire du soir.
Ma grand-mère lui fit au revoir de la main tandis qu’il s’éloignait en voiture.
— Tout s’est très bien passé, dit-elle. Je crois que tu es son genre.
— Tu veux encore de la glace ? me demanda ma mère. Un autre café ?
— Non, merci. Je suis repue. Et puis, j’ai des choses à faire ce soir.
— Lesquelles ?
— Je dois aller visiter quelques salons funéraires.
— Lesquels ?
— Je commence par chez Sokolowsky.
— Qui vas-tu voir là-bas ?
— Helen Martin.
— Je ne la connais pas, mais je devrais peut-être tout de même aller présenter mes condoléances si vous étiez de si grandes amies, dit ma grand-mère.
— Ensuite, je passerai chez Mosel puis à la Maison du Sommeil Eternel.
— Jamais entendu parler, fit ma grand-mère. C’est nouveau ? C’est dans le Bourg ?
— Plus loin dans Stark Street.
Ma mère se signa.
— Donnez-moi de la force, murmura-t-elle.
— Ce n’est quand même pas à ce point-là, lui dis-je.
— Stark Street est une rue qui pullule de trafiquants de drogue et d’assassins. Ce n’est pas un endroit pour toi. Frank, dis quelque chose. Tu vas laisser ta fille aller seule dans Stark Street la nuit ?
Mon père, s’entendant nommer, releva le nez de son assiette.
— Hein ? Quoi ? fit-il.
— Stéphanie veut aller dans Stark Street.
Mon père, concentré sur son gâteau, avait la tête ailleurs.
— Elle veut que je la dépose ?
Ma mère leva les yeux au ciel.
— Vous voyez avec quoi je vis !
Ma grand-mère bondit sur ses pieds.
— J’en ai pour une minute, dit-elle. Le temps d’aller chercher mon sac et je suis prête à partir.
Mamie Mazur s’appliqua une nouvelle couche de rouge à lèvres devant le miroir de l’entrée, boutonna son manteau et accrocha son sac à main en cuir véritable à son avant-bras. Son manteau « pure laine » à col de vison était d’un bleu roi lumineux. Au fil des ans, il avait donné l’impression de gagner en longueur en proportion directe à la vitesse à laquelle mamie Mazur se tassait. Ce soir, elle le portait en maxi-manteau. Je la pris par le coude et la guidai jusqu’à ma Jeep, m’attendant à moitié à ce qu’elle s’écroule sous le poids de la laine. Je l’imaginai étalée de tout son long sur le trottoir dans une mare bleu roi d’où seuls ses pieds dépasseraient, avec un faux air de la méchante sorcière de l’Ouest.
Nous nous rendîmes d’abord chez Sokolowsky comme prévu. Helen Martin était très mignonne dans sa robe en dentelle bleu pâle, ses cheveux teints de la même couleur. Ma grand-mère étudia le maquillage d’Helen avec le regard critique d’une pro.
— Ils auraient dû utiliser un anticerne dans les verts, dit-elle. Il ne faut pas lésiner sur l’anticerne avec un éclairage pareil. Chez Stiva, les lumières sont tamisées dans les nouveaux salons, c’est ça qui fait toute la différence.
Je laissai ma grand-mère et partis à la recherche de Melvin Sokolowsky que je trouvai dans son bureau juste après l’entrée principale. La porte était ouverte. Sokolowsky était assis à un magnifique bureau en acajou, tapotant sur le clavier d’un ordinateur portable. Je fis de même à la porte.
C’était un bel homme d’environ quarante-cinq ans, vêtu de la tenue standard : costume sombre de coupe classique, chemise de soirée blanche, et cravate à rayures.
Il leva la tête et haussa les sourcils quand il me vit dans l’encadrement de sa porte.
— Oui ? fit-il.
— J’aimerais vous parler de dispositions pour un enterrement, lui dis-je. Ma grand-mère prend de l’âge, et j’ai pensé que ça n’engageait à rien de se renseigner sur les prix des cercueils.
Il extirpa un gros catalogue relié de cuir des entrailles de son bureau et l’ouvrit d’une chiquenaude.
— Nous avons un vaste choix de modèles.
Il me montra le cercueil dit « le Montgomery ».
— Très joli, fis-je, mais il m’a l’air un peu cher.
Il revint quelques pages en arrière à la rubrique « sapin ».
— Ceci est notre ligne Eco. Comme vous pouvez le constater, ils sont toujours très attrayants, ton acajou et poignées en cuivre.
Je parcourus la ligne Eco, mais ne vis rien qui ressemblât de près ou de loin au modèle de base de Stiva.
— C’est ce que vous avez de moins cher ? demandai-je. Vous n’auriez pas plus simple, sans la teinte acajou ?
Sokolowsky prit un air malheureux.
— Pour qui est-ce, disiez-vous ?
— Ma grand-mère.
— Elle vous a rayée de son testament ou quoi ?
Juste ce qu’il me fallait : un croque-mort à la dent dure.
— Vous n’avez pas de cercueil en bois brut ?
— Personne n’achète de cercueil en bois brut au Bourg. Écoutez, que diriez-vous d’un achat à crédit ? Ou alors, on économise sur le maquillage… vous voyez ce que je veux dire, on ne coiffe les cheveux de votre grand-mère que sur le devant.
Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Je vais y réfléchir, lui dis-je.
Il se leva lui aussi d’un bond et me fourra des brochures dans la main.
— Je suis sûr que nous trouverons une solution, me dit-il. Je pourrais vous faire faire une bonne affaire sur une concession…
Je tombai sur ma grand-mère dans le hall d’entrée.
— De quelle concession parle-t-il ? me demanda-t-elle. On en a déjà une. Très bien placée. Tout près du robinet d’eau. Toute la famille y est enterrée. Bon, quand on a voulu y mettre ta tante Marion, il a fallu faire descendre ton oncle Fred d’un étage et la mettre sur lui parce qu’il ne restait plus beaucoup de place. Je finirai sans doute allongée sur ton grand-père. Mais c’est toujours comme ça, non ? On ne peut pas avoir de vie privée quand on est mort.
Du coin de l’œil, j’aperçus Sokolowsky qui jaugeait ma grand-mère du seuil de son bureau.
Mamie Mazur le remarqua aussi.
— Regarde-moi ce Sokolowsky, me dit-elle. Il me dévore des yeux. Ça doit être ma nouvelle robe.
On enchaîna en allant chez Morel. Puis chez Dorfman et à la morgue Majestic. Au moment où nous reprenions la route en direction de la Maison du Sommeil Eternel, j’étais débordante de force cadavérique. Un parfum des fleurs fraîches avait imprégné mes vêtements et ma voix était restée coincée à un niveau de murmure funèbre.
Mamie Mazur s’était bien amusée chez Mosel mais avait commencé à faiblir vers la fin de la visite chez Dorfman et n’était même pas rentrée au Majestic, préférant m’attendre dans la Jeep pendant que je courais à l’intérieur pour me renseigner sur les tarifs des enterrements.
La Maison du Sommeil Éternel était le dernier salon funéraire de ma liste. Je coupai par le centre-ville, dépassai les édifices gouvernementaux et la bifurcation vers la Pennsylvanie. Il était plus de neuf heures et les rues du centre étaient envahies par les noctambules – prostituées, dealers, acheteurs et bandes d’ados.
Je tournai à droite dans Stark Street, plongeant instantanément dans un environnement désespérant de sinistres maisons attenantes en briquettes et de petits commerces. Les portes des bars de Stark Street étaient grandes ouvertes, dessinant des rectangles de lumière enfumée sur le ciment sombre des trottoirs. Des hommes traînaient devant ces bars, juste pour passer le temps, ou bien pour conclure des marchés, l’air de ne pas y toucher. Le temps s’était rafraîchi, et la plupart des habitants du quartier s’étaient réfugiés chez eux, abandonnant les vérandas aux plus démunis.
Mamie Mazur était assise sur le bord du siège, le nez collé au pare-brise.
— C’est donc ça, Stark Street, dit-elle. On m’a raconté que ce quartier est plein de filles de joie et de trafiquants de drogue. C’est sûr que j’aimerais bien en voir. J’ai vu quelques prostituées, une fois, à la télé, et figure-toi que c’étaient des hommes ! Il y en avait un qui portait des collants élastiques et il racontait qu’il devait scotcher son pénis entre ses cuisses pour qu’il ne se voie pas. Non, mais tu te rends compte ?
Je me garai en double file non loin du salon funéraire et examinai la Maison du Sommeil Eternel. C’était l’un des rares bâtiments de la rue à ne pas être couvert de graffiti. Sa façade blanche semblait avoir été ravalée de frais, et au-dessus de l’entrée, une enseigne jetait un large arc de lumière. Un petit groupe d’hommes en costume se tenaient sous cet éclairage, bavardant en fumant. La porte s’ouvrit et deux femmes, en habits du dimanche, sortirent de l’établissement, rejoignirent deux des hommes et ils montèrent dans une voiture. Ils partirent et les hommes restant entrèrent dans le salon funéraire, laissant la rue déserte derrière eux.
Je fonçai pour prendre la place qui venait de se libérer et me répétai mentalement la raison officielle de ma visite. J’étais venue pour voir Fred Wilson, dit « Poupougne », décédé à l’âge de soixante-huit ans. Si on me posait des questions, je dirais qu’il était un ami de mon grand-père.
Flanquée de mamie Mazur, j’entrai d’un pas tranquille dans le salon funéraire et évaluai le lieu. Petit. Trois salons d’exposition et une chapelle. Seul un salon utilisé. Éclairage tamisé. Mobilier bon marché mais de bon goût.
Mamie fit claquer son dentier et surveilla du coin de l’œil la foule de gens qui se déversait du salon d’exposition.
— Ça ne va pas marcher, dit-elle. On n’est pas de la bonne couleur. On va avoir l’air de vilains petits canards.
Je pensais à peu près la même chose. J’avais espéré un mélange des races. Cette partie de Stark Street était plutôt un melting-pot, le dénominateur commun étant plus la malchance que la couleur de la peau.
— Qu’est-ce qu’on fiche ici, de toute façon, à faire la tournée des salons funéraires ? demanda ma grand-mère. Je parie que tu recherches quelqu’un. Encore une de tes chasses à l’homme ?
— Plus ou moins. Je ne peux pas entrer dans les détails.
— Ne t’inquiète pas de moi. Je suis muette comme une tombe.
J’entraperçus le cercueil de Poupougne et, même à distance, je pouvais voir que sa famille n’avait pas regardé à la dépense. Je savais que je devais pousser mes recherches plus avant, mais j’en avais ma claque de faire ma pseudo-étude de marché des tarifs funéraires.
— J’en ai assez vu, dis-je à ma grand-mère. On rentre.
— Je suis d’accord. Il me tarde de me déchausser. Ces chasses à l’homme, ça vous file de ces ampoules !
On sortit sans tarder par la porte principale et on s’arrêta, plissant des yeux, sous la lumière qui nous venait d’au-dessus de nos têtes.
— C’est marrant, dit ma grand-mère. J’aurais juré qu’on s’était garé ici.
Je poussai un gros soupir.
— On s’était garé ici.
— Mais la voiture n’est plus là.
Aussi sûr que deux et deux font quatre. Ma voiture avait disparu. Envolée. Volatilisée. Je sortis mon téléphone portable de mon sac et appelai Morelli. Pas de réponse chez lui. J’essayai son numéro de voiture.
Après quelques grésillements, j’entendis sa voix.
— C’est Stéphanie. Je suis à la Maison du Sommeil Eternel dans Stark Street et on vient de me voler ma bagnole.
Il ne répondit pas tout de suite, mais je crus bien entendre un rire étouffé.
— Tu as signalé le vol ? finit-il par me demander.
— Oui, à toi.
— Tu me flattes.
— Ma grand-mère est avec moi et elle a hyper mal aux pieds.
— Message reçu, cinq sur cinq.
Je laissai choir mon téléphone dans mon sac.
— Il arrive, dis-je à ma grand-mère.
— Comme c’est gentil à lui de venir nous chercher.
Au risque de paraître cynique, je soupçonnais Morelli de s’être posté dans le parking de chez moi à attendre que je rentre pour que je lui raconte tout ce que j’aurais appris sur Perry Sandeman.
Mamie Mazur et moi nous réfugiâmes près de la porte, faisant le guet au cas où ma voiture nous passerait sous le nez. Ce fut une surveillance vaine et fastidieuse, et ma grand-mère paraissait déçue de ne pas avoir été sollicitée par des revendeurs de drogue ou des proxénètes en quête de chair fraîche.
— Je ne comprends pas pourquoi on fait toutes ces histoires à propos de cette rue, dit-elle. La nuit est calme et on n’a été témoin d’aucune agression. Stark Street n’est pas aussi épatant qu’on le raconte !
— Un abruti a piqué ma bagnole !
— Oui, c’est vrai. Disons que la soirée n’a pas été un fiasco total. Même si je n’ai rien vu. C’est décevant quand on ne voit pas la chose arriver.
La camionnette de Morelli tourna au coin et remonta la rue. Il se gara en double file, mit ses feux de détresse, et vint vers nous d’un pas nonchalant.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— La Jeep était garée, portes bloquées, dans cet espace vide, là. Nous sommes restées dans le salon funéraire moins de dix minutes. Quand nous sommes sorties, elle avait disparu.
— Des témoins ?
— Pas que je sache. Je n’ai pas sondé le quartier.
S’il y avait une chose que j’avais apprise durant ma courte carrière de chasseuse de primes, c’était que personne ne voyait jamais rien dans Stark Street. Y poser des questions était le type même de l’exercice inutile.
— J’ai demandé au poste d’alerter toutes les patrouilles dès que j’ai eu ton coup de fil, dit Morelli. Il faudra que tu passes au commissariat demain pour porter plainte.
— Tu crois qu’il y a une chance que je récupère ma voiture ?
— Il y a toujours une chance.
— Ça me rappelle une émission de télé sur les vols de voitures, dit mamie Mazur. Ils montraient des désosseurs de voitures volées. Je te parie que ta Jeep est en pièces détachées à l’heure qu’il est, qu’il n’en reste plus une tache d’huile sur le sol d’un garage.
Morelli ouvrit la portière passager de sa camionnette et hissa ma grand-mère sur le siège. Je pris place à côté d’elle en m’intimant de penser positif. Toutes les voitures volées ne finissent pas forcément en pièces détachées, non ? La mienne était si mignonne qu’il se trouverait bien quelqu’un qui ne pourrait pas résister à aller faire une petite virée. Pense positif, Stéphanie, pense positif.
Morelli exécuta un demi-tour et reprit le chemin du Bourg. On passa en coup de vent chez mes parents, juste le temps de déposer mamie Mazur dans son rocking-chair et de montrer à ma mère qu’il ne nous était rien arrivé d’affreux dans Stark Street… outre le fait que je me sois fait piquer ma voiture.
En sortant, ma mère me tendit le traditionnel sachet de nourriture.
— Un petit quelque chose pour casser la croûte, dit-elle. Un peu de gâteau aux épices.
— Miam miam, j’adore ça, me dit Morelli, une fois que nous fûmes réinstallés dans sa camionnette, en route pour chez moi.
— Laisse tomber. Tu n’en auras pas.
— Bien sûr que si, dit-il. Je me suis décarcassé pour t’aider ce soir. Le moins que tu puisses faire, c’est m’offrir une part de gâteau.
— Tu t’en fiches du gâteau, lui dis-je. Tout ce que tu veux, c’est monter chez moi et savoir si j’ai réussi à faire parler Perry Sandeman.
— Pas seulement.
— Sandeman n’était pas d’humeur bavarde.
Morelli s’arrêta à un feu.
— Tu as appris quelque chose ?
— Qu’il déteste les flics. Qu’il me déteste. Que je le déteste. Qu’il habite dans un immeuble sans ascenseur de Morton Street, et qu’il est un ivrogne patenté.
— Comment tu sais ça ?
— Je me suis rendue à son domicile et j’ai papoté avec un de ses voisins.
Morelli me lança un regard de côté.
— Gonflé, dit-il.
— Non, ce n’est rien, fis-je, m’efforçant de ramener la couverture à moi. Ça fait partie du boulot.
— J’espère que tu as eu le bon sens de ne pas donner ton nom. Sandeman ne sera pas très content de savoir que tu as fureté autour de sa tanière.
— Il me semble me souvenir que j’ai laissé ma carte, dis-je.
Inutile de préciser que je m’étais fait surprendre sur l’escalier de secours. Pas la peine de l’enquiquiner avec des détails superflus.
Morelli me regarda d’un air « bon-sang-t’es-conne-ou-quoi ».
— J’ai entendu dire qu’ils recherchaient des étalagistes chez Macy’s.
— Ne recommence pas avec ça. Donc, j’ai fait une erreur.
— Ta carrière en est jonchée, trésor.
— C’est mon style. Et je ne suis pas ton trésor.
Il y a des gens qui apprennent en lisant des livres, d’autres en écoutant les conseils d’autrui, et d’autres en tirant les leçons de leurs expériences. J’appartiens à la dernière catégorie. Alors, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même. Au moins, je ne commets pas deux fois la même erreur… à l’exception, peut-être, de celle de revoir Morelli qui a la manie de bousiller ma vie à intervalles réguliers. Et j’ai celle de le laisser faire.
— La chance t’a souri pendant ta tournée des salons funéraires ?
— Non.
Il coupa le moteur et se pencha vers moi.
— Tu sens bon les œillets.
— Fais attention, tu vas écraser le gâteau.
Il baissa les yeux vers le sac.
— C’est un gros gâteau, dit-il.
— Hum, hum.
— Si tu le manges tout entier, attention tes hanches.
Je poussai un gros soupir.
— Bon, d’accord, je vais t’en donner un morceau. Mais n’essaie pas de me faire une entourloupe.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Tu le sais très bien !
Morelli sourit de toutes ses dents.
J’envisageai de prendre un air de dignité offensée, mais je me dis que c’était un peu tard et que, de toute façon, ce n’était pas dans mes cordes, aussi me contentai-je de pousser un soupir exaspéré avant de m’extirper de la camionnette. Je m’éloignai, Morelli sur les talons. On prit l’ascenseur en silence jusqu’à mon étage et là, on s’arrêta net à la vue de la porte de mon appartement légèrement entrouverte. Des marques étaient visibles là où quelqu’un avait glissé un outil, une gouge peut-être, entre le montant et le battant de la porte et s’en était servi pour la forcer.
J’entendis Morelli dégainer son revolver et je lançai un coup d’œil dans sa direction. Il me fit signe de me pousser sur le côté, les yeux rivés sur ma porte.
Je sortis le .38 de mon sac et lui passai devant, jouant les gros bras.
— C’est chez moi, c’est mon problème, lui soufflai-je, pas spécialement désireuse de me poser en héroïne, mais ne voulant pas lui céder le contrôle de la situation.
Morelli me tira par le bas de mon blouson.
— Ne fais pas l’idiote.
Mr. Wolesky ouvrit sa porte, un sac-poubelle à la main, au moment où on se chamaillait.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Vous voulez que j’appelle les flics ?
— Je suis flic, lui dit Morelli.
Mr. Wolesky le considéra longuement puis se tourna vers moi.
— S’il vous cherche des noises, appelez-moi. Je vais juste au bout du couloir jeter la poubelle.
Morelli le suivit des yeux.
— J’ai comme l’impression que je ne lui inspire pas confiance.
Physionomiste, ce Mr. Wolesky. Morelli et moi jetâmes prudemment un coup d’œil dans mon appartement, nous faufilant dans l’entrée, hanches collées tels deux Siamois. Aucun intrus dans la cuisine ni dans le salon. On se précipita dans la chambre et dans la salle de bains. On regarda dans les penderies. Sous le lit. Sur l’escalier de secours. Personne.
— C’est bon, fit Morelli. Inspecte les dégâts et vérifie qu’on ne t’a rien volé. Je vais essayer de réparer la porte d’entrée.
À vue d’œil, les dégâts consistaient exclusivement en des slogans tagués sur les murs ayant à voir avec les organes génitaux féminins et des suggestions anatomiquement invraisemblables. Rien ne manquait dans mon coffret à bijoux. Un peu insultant étant donné que j’avais une très jolie paire de zircons cubiques qui, estimais-je, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des diamants. Bah, vu le niveau du type. Il ne savait même pas écrire correctement le mot « chatte ».
— La porte ne veut pas rester fermée, mais j’ai pu mettre la chaîne de sécurité, me cria Morelli de l’entrée.
Je l’entendis se diriger vers le salon et s’arrêter. Puis, plus rien.
— Joe ?
— Hmm ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je regarde ton chat.
— Je n’ai PAS de chat.
— Qu’est-ce que tu as alors ?
— Un hamster.
— T’en es sûre ?
Une vague de panique me submergea. Rex ! Je fonçai hors de la chambre vers le salon où l’aquarium en verre de Rexy était posé sur une petite table en bout de canapé. Je m’arrêtai net au milieu de la pièce, portant une main à ma bouche à la vue d’un énorme matou noir squattant la cage de mon hamster dont le couvercle grillagé était maintenu fermé par du gros scotch.
Mon cœur battait avec une netteté lancinante et une boule se forma dans ma gorge. C’était le chat de Mrs. Delgado. Il était accroupi, les yeux mi-clos, aussi furibard qu’un chat pouvait l’être, l’air repu. Et Rex n’était pas en vue.
— Merde, fit Morelli.
J’émis un son qui tenait du gazouillis, du sanglot étouffé et me mordis le poing pour m’empêcher de hurler.
Morelli me passa un bras autour des épaules.
— Je t’achèterai un autre hamster, me dit-il. Je connais un gars qui tient une animalerie. Il ne doit pas être couché. Je le forcerai à rouvrir sa boutique…
— Je ne veux pas d’-d’-d’autre hamster, criai-je. Je veux Rex. Je l’aimais.
Morelli resserra son étreinte.
— Calme-toi, trésor. Il aura eu une belle vie. Il était assez vieux en plus. Il avait quel âge ?
— Deux ans.
— Hmm.
Le chat se tortilla dans sa cage et poussa un miaulement guttural.
— C’est le chat de la voisine du dessus, dis-je. Il passe sa vie sur l’escalier de secours.
Morelli alla chercher une paire de ciseaux à la cuisine. Il coupa le gros scotch et souleva le couvercle. Le chat bondit au-dehors et fonça vers la chambre. Morelli le suivit, ouvrit la fenêtre et le chat prit la poudre d’escampette.
J’inspectai la cage, mais ne vis aucun reste de hamster. Pas de poils. Pas de petits os. Pas de quenottes jaunâtres. Rien.
Morelli regarda aussi.
— Du travail soigné, dit-il.
Ce qui provoqua un nouveau sanglot de ma part.
On resta accroupis devant la cage une petite minute, fixant bêtement les copeaux de sapin et la boîte de conserve de Rex.
— À quoi sert cette boîte de soupe ? voulut savoir Morelli.
— C’était sa chambre.
Morelli tapota sur la boîte. Rex en sortit en trombe.
Je faillis m’évanouir de bonheur, à mi-chemin entre le rire et les larmes, trop émue pour dire quoi que ce soit.
Rex était manifestement dans le même état de surcharge émotionnelle. Il galopait d’un bout à l’autre de sa cage, moustaches frémissantes, ses yeux noirs en boutons de bottine lui sortant de la tête.
— Le pauvre, dis-je, plongeant la main dans l’aquarium, attrapant Rex et le soulevant jusqu’à mon visage pour le voir de plus près.
— Tu devrais peut-être le laisser se détendre un petit peu, me dit Morelli. Il m’a l’air très remué.
Je lui caressai le dos.
— Tu entends ça, Rex ? Tu serais… remué ?
Pour toute réponse, il me planta ses canines dans le bout de mon pouce. Je poussai un cri strident et retirai vivement ma main, lançant Rex en l’air comme un Frisbee. Il vola jusqu’au centre de la pièce, atterrit avec un bruit mou, resta assommé pendant cinq secondes, puis galopa derrière une étagère.
Morelli regarda les marques des deux canines dans la chair de mon pouce, puis se tourna vers l’étagère.
— Tu veux que je le descende ? me demanda-t-il.
— Non. Je veux que tu ailles à la cuisine, que tu prennes la grosse passoire et que tu attrapes Rex pendant que je vais me désinfecter et me mettre un pansement.
Quand je ressortis de la salle de bains quelques minutes plus tard, je retrouvai Rex aplati par terre aussi immobile qu’une pierre sous la passoire et Morelli attablé au salon en train de dévorer le gâteau.
Il m’en avait coupé une part et avait servi deux verres de lait.
— Je pense que nous pouvons subodorer l’identité de notre malfaiteur sans trop de risques de nous tromper, dit-il, jetant un regard en direction de ma carte de visite empalée au bout de mon couteau à viande lui-même planté au beau milieu de ma table carrée.
— Original comme chemin de table, fit-il remarquer. Tu disais que tu avais laissé ta carte à un voisin de Sandeman ?
— Ça m’a paru une bonne idée sur le moment.
Morelli finit son verre de lait, sa part de gâteau, et se carra dans sa chaise.
— Tu donnerais quelle note à ta trouille en voyant ça ? me demanda-t-il.
— Dans les six sur dix.
— Tu veux que je reste jusqu’à ce que tu aies fait réparer ta porte ?
Je m’accordai une minute de réflexion. J’avais déjà connu des cas de figure plus inquiétants par le passé, et je savais que ce n’était pas drôle du tout de rester seule avec sa peur. Le problème était que je me refusais à l’admettre devant Morelli.
— Tu crois qu’il va revenir ? lui dis-je.
— Pas cette nuit. Et sans doute jamais si tu ne le provoques plus.
Je hochai la tête.
— Ça va aller. Mais merci de ton aide.
Il se leva.
— Tu as mon numéro au cas où.
Je me gardai bien de saisir cette perche.
Il considéra Rex.
— Tu as besoin d’un coup de main pour réinstaller Dracula ?
Je m’agenouillai, soulevai la passoire, pris Rex dans le creux de la main et le remis doucement dans sa cage.
— Il ne mord jamais d’habitude, dis-je. Il était juste… excité.
Morelli me caressa le menton.
— Ça m’arrive à moi aussi de temps en temps, dit-il.
Je remis la chaîne de sécurité en place après le départ de Morelli et me confectionnai un système d’alarme de fortune en empilant des verres contre la porte. Si on l’ouvrait, la pyramide s’écroulerait et le fracas des verres se brisant sur le lino me réveillerait. Sans compter le double avantage que si l’intrus était pieds nus, il se couperait sur les bouts de verre. Évidemment, il y avait peu de chances que ce soit le cas puisqu’on était en novembre et que la température avoisinait les cinq degrés.
Je me brossai les dents, enfilai mon pyjama, posai mon revolver sur ma table de chevet et me glissai au lit en m’efforçant de ne pas penser aux graffiti sur mon mur. Première chose à faire demain matin : demander au gardien de réparer ma porte et, pendant que j’y étais, lui chiper un peu de peinture.
Je restai éveillée un long moment, incapable de trouver le sommeil. J’avais les muscles tendus et le cerveau en ébullition. Je n’en avais pas parlé à Morelli, mais je doutais que ce soit Sandeman qui ait vandalisé mon appartement. Un des messages écrits sur le mur parlait de complot et un K en lettre argentée avait été collé au-dessous. J’aurais sans doute mieux fait de le montrer à Morelli, de même que la lettre anonyme signée du même K me conseillant de prendre des vacances. Je ne savais pas trop pourquoi je n’avais rien dit. Je soupçonnais que la raison en était enfantine, dans le genre… puisque tu ne veux pas me dire ton secret, eh ben, je ne te dirai pas le mien. Na, na, na !
Mes pensées tourbillonnaient dans l’obscurité. Je me demandais pourquoi Moogey avait été tué, pourquoi Kenny demeurait introuvable, et si j’avais des caries.
Je m’éveillai en sursaut et me redressai dans mon lit. Le soleil filtrait à travers l’interstice de mes doubles rideaux, et mon cœur battait à grands coups. J’entendais un vague grattement. Mes idées s’éclaircirent peu à peu, et je me rendis compte que le bruit qui m’avait réveillée si brusquement était celui de verres se brisant par terre avec fracas.
6
Je me retrouvai debout, revolver en main, sans pouvoir décider ni quel parti ni quelle direction prendre. Appeler la police ? Sauter par la fenêtre ? Foncer tête baissée et tirer sur le saligaud qui avait forcé ma porte ? Heureusement, je n’eus pas à choisir car je reconnus la voix de celui qui poussa un juron dans l’entrée. Celle de Morelli.
Je regardai le réveil sur ma table de chevet. Huit heures. J’avais trop dormi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne ferme l’œil qu’à l’aube. Je me glissai dans mes Doc Martens et traînai des pieds jusqu’à l’entrée où des morceaux de verre étaient éparpillés sur un mètre carré. Morelli, qui avait réussi à ôter la chaîne, se tenait dans l’encadrement de la porte, contemplant le désastre.
Il me jaugea et arbora un air surpris.
— Tu as dormi avec ces chaussures aux pieds ?
Je le fusillai du regard et allai chercher un balai et une pelle à poussière à la cuisine. Je lui tendis le balai, laissai tomber la pelle sur le sol et, piétinant les morceaux de verre, je retournai dans ma chambre. Je troquai ma chemise de nuit en flanelle pour un pantalon de jogging et un sweat-shirt et faillis pousser un hurlement de terreur en voyant mon reflet dans le miroir ovale de ma coiffeuse. Pas maquillée, les yeux cernés, les cheveux en bataille. Je n’étais pas certaine que me coiffer ferait une grande différence, aussi je me vissai ma casquette Rangers sur le crâne.
Quand je retournai dans l’entrée, tous les morceaux de verre avaient disparu, et Morelli était dans la cuisine en train de faire du café.
— Jamais, tu frappes ? lui demandai-je.
— Je l’ai fait, mais tu n’as pas répondu.
— Tu aurais dû frapper plus fort.
— Et déranger Mr. Wolesky ?
Je plongeai tête la première dans le réfrigérateur, en sortis le restant de gâteau de la veille et le divisai en parts égales. Une pour lui, une pour moi. On les mangea debout au comptoir de la cuisine, attendant que le café ait passé.
— Tu ne t’en tires pas très bien sur ce coup, baby, me dit Morelli. Tu te fais voler ta bagnole, ton appart’ est vandalisé, et on a essayé de faire la peau à ton hamster. Peut-être que tu ferais mieux de laisser tomber ?
— Tu te fais du souci pour moi ?
— Ouais.
On dansouilla tous deux d’un pied sur l’autre à cette sortie.
— Marrant, ça, dis-je.
— À qui le dis-tu.
— Tu as eu du nouveau pour ma Jeep ?
— Non.
Il sortit des papiers pliés de la poche intérieure de sa veste.
— C’est la plainte pour vol, me dit-il. Lis-la, et signe.
Je la survolai, la paraphai et la rendis à Morelli.
— Merci de ton aide, lui dis-je.
Morelli fourra les papiers dans sa poche.
— Il faut que je retourne dans le centre, dit-il. Tu as des projets pour la journée ?
— Faire réparer ma porte.
— Tu comptes porter plainte pour effraction et vandalisme ?
— Je vais faire réparer tout ça et me dire que ce n’est jamais arrivé.
Morelli accusa le coup et regarda obstinément ses chaussures, ne faisant pas mine de partir.
— Quelque chose ne va pas ? lui demandai-je.
— Beaucoup de choses.
Il poussa un long soupir.
— Cette affaire sur laquelle je travaille, tu sais…
— La top secrète ?
— Oui.
— Si tu décides de m’en parler, je ne répéterai rien à personne, lui dis-je. Juré !
— Ouais, sauf à Mary Lou.
— Pourquoi irais-je en parler à Mary Lou ?
— Parce qu’elle est ta meilleure amie et que les femmes vont toujours tout raconter à leur meilleure amie.
Je me frappai le front.
— Réflexion stupide et sexiste !
— Tu vas me poursuivre en justice ?
— Bon, tu me racontes ou non ?
— Sous le sceau du secret.
— Bien entendu.
Morelli hésitait. En flic pris entre deux feux. Autre soupir.
— Si jamais ça se sait…
— Ça ne se saura pas !
— Il y a trois mois, un flic s’est fait descendre à Philadelphie. Il portait un gilet pare-balles, mais il a pris deux balles perforantes dans le thorax. L’une dans le poumon gauche ; l’autre en plein cœur.
— « Des tueuses de flics. »
— Exactement. Utilisation illégale. Il y a deux mois, il y a eu un mitraillage depuis une voiture à Newark, très efficace, où l’arme de choix était une « LAW » – une arme antichar légère. Fabrication militaire. À grandement contribué à diminuer le nombre de caïds de Sherman Street et a transformé le nouveau Ford Bronco du caïd Lionel Simms en poudre magique. L’examen de la balle a permis de déterminer qu’elle venait de Fort Braddock. Le Fort a fait faire un inventaire et a découvert qu’il manquait des munitions. Quand on a arrêté Kenny, on a interrogé le fichier électronique sur son revolver et devine ce qu’on a découvert ?
— Qu’il venait de Fort Braddock.
— Ouais.
Voilà un secret qui valait son pesant d’or. Qui rendait la vie bien plus intéressante.
— Qu’a dit Kenny à propos de cette arme volée ?
— Qu’il l’avait achetée dans la rue. Il a déclaré qu’il ne connaissait pas le nom du revendeur mais qu’il nous aiderait à l’identifier.
— Et puis il a disparu.
— C’est une opération interservices, me dit Morelli. La brigade criminelle veut que ça reste confidentiel.
— Pourquoi t’es-tu décidé à m’en parler ?
— Tu es dans cette galère. Il fallait que tu saches.
— Tu aurais pu me prévenir plus tôt.
— Au début, on avait l’impression d’avoir de bonnes pistes. J’espérais qu’on aurait arrêté Kenny assez vite pour ne pas avoir à te mêler à tout ça.
Mon cerveau tournait à plein régime, générant moult merveilleuses possibilités.
— Tu aurais pu le choper dans le parking pendant qu’il faisait crac-crac avec Julia, lui dis-je.
— En effet, dit-il.
— Mais cela ne t’aurait pas appris la seule chose que tu as envie de connaître.
— À savoir ?
— Je pense que tu voulais le suivre pour qu’il te mène jusqu’à sa planque. Je pense que Kenny n’est pas le seul individu que tu recherches. Je parie que tu recherches d’autres armes.
— Continue.
Je me sentais très fière de moi, m’efforçant de ne pas donner à mon sourire un air trop satisfait.
— Kenny travaillait à Braddock. Il en est parti il y a quatre mois et a commencé à vivre sur un grand pied. Il s’est acheté une voiture. Qu’il a payée cash. Là-dessus, il a loué un appartement relativement cher et l’a meublé. Il a renouvelé sa garde-robe.
— Et ?
— Et Moogey ne s’en tirait pas trop mal lui non plus, si l’on considère le fait qu’il vivait sur un salaire de pompiste. Il avait une bagnole hyperchère dans le garage de chez lui.
— Tu en conclus ?
— Que Kenny n’a pas acheté ce revolver dans la rue. Que Moogey et lui étaient impliqués dans le vol à Braddock. Que faisait Kenny à Braddock ? Où travaillait-il ?
— À l’entrepôt. En tant qu’expéditionnaire.
— Et les munitions manquantes étaient stockées dans cet entrepôt ?
— En fait, dans un bâtiment contigu. Mais Kenny y avait accès.
— Ah-ha !
Morelli se fendit d’un sourire.
— Ne t’emballe pas, me dit-il. Le fait que Kenny travaillait dans cet entrepôt n’est pas une preuve en soi de sa culpabilité. Des centaines de soldats y ont accès. Et quant à l’aisance de Kenny… il pourrait aussi dealer de la drogue, jouer aux courses, ou faire chanter l’oncle Mario.
— Je pense qu’il faisait du trafic d’armes.
— Moi aussi.
— Est-ce que tu sais comment il s’y prenait pour les sortir ?
— Non. La brigade criminelle ne le sait pas non plus. Il les a peut-être toutes sorties d’un coup ou peut-être par lots. Personne ne vérifie les stocks sauf si on a besoin de quelque chose, ou comme dans ce cas, si on découvre qu’il y a eu vol. La brigade criminelle fait une recherche sur les antécédents des copains d’armée de Kenny et de ses collègues à Fort Braddock. Jusqu’à présent, aucun n’a été jugé suspect.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait de tout ça ?
— Je me disais que ça pourrait être utile d’en parler à Ranger.
Je pris le téléphone sur le comptoir de la cuisine et tapai le numéro de Ranger.
— Ouais ? fit ce dernier, à l’autre bout de la ligne. T’as intérêt à avoir une raison valable.
— C’est prometteur, lui dis-je. Tu es libre pour déjeuner ?
— Chez Big Jim à midi.
— On fera couple à trois, lui dis-je. Je serai avec Morelli.
— Il est avec toi en ce moment ? voulut savoir Ranger.
— Oui.
— T’es à poil ?
— Non.
— Encore un peu tôt, fit Ranger.
Il raccrocha, et je fis de même.
Après le départ de Morelli, j’appelai Dillon Ruddick, mon gardien, qui était aussi un mec bien et un ami. Je lui expliquai mon problème, et une demi-heure plus tard, il arrivait avec sa fidèle boîte à outils, un pot de peinture, des pinceaux, et tutti quanti.
Il s’occupa de la porte pendant que je m’attaquais aux murs. Il fallut trois couches de peinture pour recouvrir les tags, mais vers onze heures mon appartement était nickel et les nouveaux verrous installés.
Je me douchai, me brossai les dents, me séchai les cheveux, et enfilai un jean et un polo noir.
Je passai un coup de fil à ma compagnie d’assurances pour signaler le vol de ma voiture. J’appris que mon contrat ne me donnait pas droit au prêt d’un véhicule et que je recevrais mon paiement dans trente jours si ma voiture n’était pas retrouvée d’ici là. J’en étais encore à pousser de gros soupirs quand le téléphone sonna. L’envie de hurler qui me prit avant même d’avoir décroché m’avertit que ce devait être ma mère.
— Ta voiture a été retrouvée ? me demanda-t-elle.
— Non.
— Ne t’inquiète pas. On a pensé à une solution. Tu peux utiliser celle de Sandor.
Mon oncle Sandor, quatre-vingt-quatre ans, était entré en maison de retraite le mois dernier et avait fait don de sa voiture à la seule de ses sœurs à être encore de ce monde : mamie Mazur. Mais ma grand-mère n’avait jamais appris à conduire. Ni mes parents ni aucun citoyen des pays libres n’étaient particulièrement désireux qu’elle s’y mette.
Même si je ne suis pas du genre à faire la fine bouche devant les cadeaux que l’on m’offre, il n’était pas question que j’accepte. La voiture d’oncle Sandor était une Buick 1953 bleu pastel au toit d’un blanc aveuglant, aux pneus à flanc blanc aussi gros que ceux d’un tracteur, et aux hublots au chrome étincelant. Elle avait la taille et la forme d’un béluga et, les jours avec, bouffait dix litres au kilomètre.
— C’est hors de question, dis-je à ma mère. Merci d’y avoir pensé, mais c’est la voiture de mamie.
— Elle veut que tu l’aies. Ton père te l’amène. Conduis-la en toute tranquillité.
Zut. Je déclinai son invitation à dîner et raccrochai. J’allai m’assurer que Rex ne faisait pas de réactions à retardement suite à son épreuve de la veille au soir. Il ne semblait pas traumatisé, aussi je lui donnai un brocoli et une noix, pris mon blouson, mon sac, et filai. Je descendis par l’escalier à pas lourds et attendis à l’extérieur que mon père fasse son apparition.
Le bruit lointain d’un moteur éléphantesque s’empiffrant d’essence fut audible du parking, et je me plaquai contre la façade, espérant une grâce, priant pour que ce ne soit pas la Buick.
Le nez bulbeux d’une méga-voiture apparut au coin de la rue et j’entendis mon cœur battre au rythme des pistons. C’était bien la Buick, dans toute sa splendeur, sans une égratignure. Mon oncle Sandor l’avait achetée neuve en 1953 et l’avait toujours bichonnée.
— Écoute, je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dis-je à mon père. Et si je la raye ?
— Elle ne se rayera pas, me répondit mon père. C’est une Buick.
— Mais je préfère les petites autos.
— Voilà ce qui ne va pas dans ce pays : les petites voitures. C’est quand ils ont commencé à importer les petits modèles du Japon que tout est allé à vau-l’eau.
Il donna un petit coup de poing sur le tableau de bord.
— Ça, c’est de la bagnole ! s’exclama-t-il. Faite pour durer ! Voilà le genre de voiture qu’un homme est fier de conduire. Une voiture qui a des cojones.
Je pris place à côté de mon père et me penchai par-dessus le volant, contemplant bouche bée l’étendue du capot. Bon d’accord, elle était énorme et hideuse, mais elle en avait.
Je pris le volant d’une main ferme et mon pied gauche se retrouva au plancher avant que mon cerveau n’enregistre « pas d’embrayage ».
— Automatique, me dit mon père. C’est ça le secret de l’Amérique.
Je raccompagnai mon père à la maison.
— Merci, lui dis-je, avec un sourire forcé.
Ma mère, du seuil, me cria :
— Sois prudente ! Et verrouille bien les portières !
Morelli et moi entrâmes ensemble chez Big Jim. Ranger y était déjà, assis dos au mur à une table qui offrait une vue panoramique sur la salle. Plus chasseur de primes que jamais, mais se sentant sans doute un peu nu car il avait laissé la plus grande partie de son arsenal dans la voiture, sans doute en l’honneur de Morelli.
Inutile de consulter le menu. Chez Jim, les initiés mangeaient tous le même plat : côtelette-haricots verts. On commanda et on attendit en silence qu’on nous apporte les boissons. Ranger inclina sa chaise en arrière et croisa les bras sur sa poitrine. Morelli s’affala en une pose moins agressive, plus indolente. Moi, je restai assise sur le bord de ma chaise, coudes posés sur la table, prête à bondir et à prendre mes jambes à mon cou si jamais ils décidaient de se tirer dessus rien que pour le fun.
— Alors, fit Ranger, qu’est-ce qui se passe ?
Morelli se pencha légèrement en avant.
— L’armée a perdu certains de ses joujoux, dit-il à voix basse et l’air de rien. Ils ont réapparu à Newark, à Philadelphie et à Trenton. Tu as entendu parler de ce trafic d’armes ?
— Les trafics d’armes, c’est pas ce qui manque.
— C’est différent, fit Morelli. Je te parle de balles perforantes, de « LAWs », de M-16, de nouveaux Beretta 9 mm estampillés « propriété du gouvernement américain ».
Ranger hocha la tête.
— J’étais au courant pour la bagnole à Newark et le flic à Philadelphie. Et qu’a-t-on à Trenton ?
— On a le revolver avec lequel on a tiré sur Moogey.
— Non, sans blague ?
Ranger renversa sa tête en arrière et éclata de rire.
— De mieux en mieux ! fit-il. Kenny Mancuso tire sans le vouloir dans le genou de son meilleur pote, il est pris en flagrant délit par un flic qui, par le plus grand des hasards, s’arrête à la station-service pour faire le plein, et il se trouve que son revolver est une arme volée.
— Quoi de neuf, docteur ? fit Morelli. Tu sais quelque chose ?
— Nada, lui répondit Ranger. Kenny a révélé quelque chose ?
— Nada, fit Morelli.
La conversation s’interrompit le temps de pousser les couverts et les verres pour faire de la place pour les assiettes.
Ranger ne quittait pas Morelli des yeux.
— J’ai comme l’impression qu’il y a autre chose, dit-il.
Morelli choisit une côtelette et fit son imitation du lion du Serengeti.
— Les armes viennent de Braddock.
— Volées pendant que Kenny travaillait là-bas ?
— Y a des chances.
— Et je parie que le bon petit diable y avait accès ?
— Jusqu’à présent, tout ce qu’on a, ce sont des coïncidences, dit Morelli. Ce serait bien si on pouvait avoir des infos sur la distribution.
Ranger balaya la salle du regard puis reporta son attention sur Morelli.
— Tout a été calme ici, dit-il. Je peux me rancarder à Philadelphie.
Mon Alphapage sonna dans les profondeurs de mon sac. J’y plongeai tête la première, y farfouillai un moment pour finalement me décider à en sortir le contenu un à un – menottes, torche électrique, bombe lacrymo, boîtier paralysant, bombe de laque, brosse à cheveux, porte-monnaie, baladeur, couteau suisse, Alphapage.
Ranger et Morelli m’observaient avec une fascination morne.
Je jetai un coup d’œil à l’affichage numérique.
— Roberta, dis-je.
Morelli releva la tête de ses côtelettes.
— Tu es du genre à faire un pari ?
— Pas avec toi.
Une cabine téléphonique se trouvait dans l’étroit couloir qui menait aux toilettes. Je composai le numéro de Roberta et m’adossai au mur. Roberta décrocha au bout de plusieurs sonneries. J’espérais qu’elle avait retrouvé les cercueils, mais mes espoirs furent déçus. Elle avait vérifié tous les hangars et n’avait rien trouvé d’inhabituel, mais elle se souvenait avoir vu plusieurs fois une même camionnette aux alentours du numéro 16.
— C’était vers la fin du mois dernier, dit-elle. Je m’en souviens parce que je faisais les factures du mois et je l’ai vue faire deux ou trois allées et venues.
— Vous pourriez me la décrire ?
— Assez grosse, genre camionnette de déménagement. Pas un semi-remorque, non. Le genre qui peut contenir le mobilier d’un deux-pièces. Et ce n’était pas un véhicule de location. Il était blanc avec une raison sociale écrite sur la portière, mais il était trop loin du bureau pour que je puisse lire.
— Vous avez vu le chauffeur ?
— Non, désolée. Je n’y ai pas prêté attention. J’avais mes factures à faire.
Je la remerciai et on raccrocha. Difficile de dire si ce tuyau valait quelque chose. Il devait y avoir une bonne centaine de camionnettes à Trenton qui correspondaient à cette description.
Quand j’arrivai à la table, Morelli leva vers moi un regard interrogateur.
— Alors ? fit-il.
— Elle n’a rien trouvé, mais elle se souvient avoir vu une camionnette blanche avec une raison sociale en lettres noires sur la portière faire plusieurs allers-retours à la fin du mois dernier.
— Voilà qui limite nos recherches.
Ranger, qui avait sucé les os de ses côtelettes, jeta un coup d’œil à sa montre et repoussa sa chaise.
— J’ai un mec à voir, dit-il.
Morelli et lui se livrèrent à quelques frappements de mains rituels, et Ranger partit.
Morelli et moi mangeâmes en silence pendant un moment. Manger était l’une des rares activités physiques que nous partagions avec décontraction. Une fois avalé le dernier haricot vert, nous poussâmes à l’unisson un soupir de satisfaction et, d’un signe, demandâmes l’addition.
Même si Big Jim ne pratiquait pas les tarifs d’un restaurant cinq étoiles, il ne me resta plus grand-chose dans mon porte-monnaie une fois que j’eus payé mon écot. C’était le moment d’aller voir si Connie n’avait pas des arrestations faciles à me proposer.
Morelli s’était garé dans la rue. J’avais préféré laisser le mastodonte dans un parking public un peu plus bas. Nous sortîmes du restaurant. Morelli partit de son côté et moi du mien en me disant qu’après tout, une voiture en valait bien une autre. Qu’est-ce que ça pouvait faire que des gens me voient au volant d’une Buick 1953 ? C’était un moyen de transport comme un autre, non ? Mais oui ! C’était d’ailleurs la raison pour laquelle je m’étais garée à cinq cents mètres de là dans un parking souterrain.
Je regagnai la voiture et pilotai le long de Hamilton Avenue, passai devant la station-service de Delio et devant chez Perry Sandeman, et repérai une place juste devant l’agence de cautionnement. Plissant les yeux, je jaugeai le capot bleu ciel en me demandant où finissait ce paquebot. J’avançai au pas, montai sur le trottoir et touchai le parcmètre. Je me dis que j’étais assez près, coupai le contact, descendis de voiture et verrouillai la portière.
Connie était assise à son bureau, la mine encore plus renfrognée que d’habitude. Elle fronçait ses sourcils noirs et fournis d’un air menaçant, et sa bouche ne formait plus qu’une fine balafre peinte en rouge sang. Des dossiers à classer étaient empilés sur les meubles de rangement, et son bureau était un fatras de feuilles volantes et de tasses à café vides.
— Alors, lançai-je, comment va ?
— Évite de me poser cette question.
— Personne n’a encore été embauché ?
— Elle commence demain. En attendant, je ne peux rien trouver de ce que je cherche parce que c’est le foutoir !
— Tu devrais demander à Vinnie de t’aider.
— Il n’est pas là. Il est parti en Caroline du Nord avec Mo Barnes pour coincer un Défaut de Comparution.
Je pris une pile de chemises et commençai à les classer par ordre alphabétique.
— Je suis provisoirement dans l’impasse avec Kenny Mancuso. Rien de nouveau qui te semblerait une prise facile ?
Elle me tendit plusieurs fiches agrafées les unes aux autres.
— Eugène Petras ne s’est pas présenté au tribunal hier. Sans doute chez lui, rond comme une barrique à ne pas savoir quel jour nous sommes.
Je parcourus son dossier. Eugène Petras était domicilié dans le Bourg. Il était poursuivi pour violence conjugale.
— Je devrais le connaître ?
— Tu connais peut-être sa femme, Kitty. Son nom de jeune fille, c’était Lukach. Elle doit avoir deux ou trois ans de moins que toi.
— C’est la première fois qu’il se fait arrêter ?
— Non. Il a un lourd passé. C’est un abruti de première. Chaque fois qu’il a un verre dans le nez, il tabasse sa femme. Parfois, il va trop loin et elle est hospitalisée. Parfois, elle porte plainte, mais elle finit toujours par la retirer. La peur, je suppose.
— Charmant. Sa caution s’élève à combien ?
— Deux mille dollars. La violence conjugale n’est pas très cotée à la bourse des délits…
Je me mis le dossier sous le bras.
— À plus tard, dis-je.
Kitty et Eugène habitaient dans une maison étroite qui faisait l’angle de Baker Street et de Rose Street, juste en face de l’ancienne fabrique de boutons Milped. L’entrée, de plain-pied avec la rue, ne bénéficiait ni d’un jardinet ni d’un porche. La façade en bardeaux était recouverte d’un crépi lie de vin, et les encadrements de fenêtres peints en blanc. Les doubles rideaux de la pièce sur rue étaient tirés. Pas de lumière aux fenêtres du premier.
Ma bombe lacrymo était à portée de main dans la poche de mon blouson, et mes menottes et mon boîtier paralysant dans celles de mon Levi’s. Je frappai à la porte, et entendis une cavalcade à l’intérieur. Je frappai de nouveau, et cette fois une voix masculine beugla des paroles incompréhensibles. Puis j’entendis d’autres bruits de pas, traînants cette fois, et la porte s’ouvrit.
Une jeune femme me dévisagea de derrière une chaîne de sécurité.
— Oui ? fit-elle.
— Kitty Petras ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je voudrais voir votre mari. Il est là ?
— Non.
— C’est curieux, je viens pourtant d’entendre une voix d’homme. J’ai bien cru reconnaître celle d’Eugène.
Kitty Petras était mince comme un fil, avec de grands yeux marron qui lui mangeaient le visage. Elle n’était pas maquillée. Ses cheveux châtains étaient coiffés en queue de cheval. Elle n’était pas jolie, mais pas dénuée de charme. En gros, elle était banale. Elle avait ces traits passe-partout que les femmes battues acquièrent d’année en année à force de vouloir se faire petites.
Elle me lança un regard las.
— Vous connaissez Eugène ?
— Je travaille pour son agence de cautionnement. Eugène ne s’est pas présenté au tribunal hier, et nous aimerions le reconvoquer.
Pas vraiment un mensonge ; plutôt une demi-vérité. Il lui serait signifié une autre date d’audience… jusqu’à laquelle il resterait enfermé dans une cellule miteuse et malodorante.
— Je ne sais pas…
Eugène apparut dans mon champ visuel délimité par l’entrebâillement de la porte.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Kitty fit un pas de côté.
— Cette dame voudrait te reconvoquer au tribunal.
Eugène avança le visage. Tout en nez, menton, yeux porcins injectés de sang, et haleine cent degrés d’alcool.
— Quoi ?
Je lui répétai mon laïus au sujet de la nécessité de convenir d’une date pour une nouvelle audience, et me poussai de côté de façon qu’il soit obligé d’ouvrir davantage la porte s’il voulait me voir.
Le coulisseau de la chaîne se libéra et s’en alla cogner contre le montant de la porte.
— Vous me faites marcher, c’est ça ?
Je me glissai dans l’entrebâillement de la porte, ajustai mon sac à mon épaule et mentit effrontément.
— Cela ne vous prendra que quelques minutes. Il s’agit simplement de faire un saut au poste de police pour convenir d’une nouvelle date.
— Ah ouais. Ben, tu veux savoir ce que j’en dis ?
Il me tourna le dos, baissa son pantalon aux chevilles et se pencha en avant.
— Tu peux toujours compter les poils de mon cul !
Il était tourné dans le mauvais sens pour que je lui mette du gaz lacrymogène dans le nez, aussi je plongeai une main dans la poche de mon Levi’s et en sortis le boîtier paralysant. Je ne m’en étais jamais servi, mais ça ne me paraissait pas très compliqué. J’appuyai fermement ce gadget dans le gras de la fesse d’Eugène et pressai sur la détente. Eugène poussa un cri bref et perçant et s’écroula par terre tel un sac de farine.
— Oh, mon Dieu ! s’écria Kitty. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Je considérai Eugène qui gisait, inerte, le regard vitreux, cul nu. Il respirait avec un peu de difficulté, mais je me dis que c’était normal chez quelqu’un qui venait de prendre assez de jus pour éclairer une petite pièce. Il avait le teint ni plus ni moins blafard que tout à l’heure.
— Boîtier paralysant, dis-je. Si l’on en croit la notice, il ne laisse aucune séquelle.
— Quel dommage. Moi qui espérais que vous l’aviez tué.
— Et si vous lui remontiez son pantalon ? suggérai-je à Kitty.
Le monde était suffisamment hideux sans que je doive en plus admirer les bijoux de famille d’Eugène.
Une fois qu’elle l’eut reculotté, je le titillai du bout de ma chaussure et obtins une réaction minimale.
— Je pense qu’il vaut mieux qu’on le porte jusqu’à ma voiture avant qu’il ne se réveille.
— Comment on va faire ? demanda Kitty.
— J’ai bien peur qu’on doive le tirer.
— Pas question. Je ne veux pas me mêler de ça. Bon Dieu, ce serait terrible. Il me ferait voir les trente-six chandelles si jamais je faisais ça.
— Il ne pourra pas vous battre s’il est en prison.
— Non, mais quand il sortira.
— Si vous êtes encore là.
Eugène remua mollement les lèvres, et Kitty cria.
— Il va se relever ! Faites quelque chose, il va se relever !
Je n’avais pas vraiment envie de lui refiler un supplément de volts. Je me disais que ça la ficherait mal si je le traînais au poste les cheveux en tire-bouchons. Aussi je le saisis par les chevilles et le fis glisser vers la porte.
Kitty courut au premier et, aux bruits de tiroirs ouverts à toute volée, je conclus qu’elle faisait ses paquets.
Je réussis à sortir Eugène de la maison et à le traîner sur le trottoir jusqu’à la Buick. Mais, sans aide, il m’était impossible de le charger dans la voiture.
J’aperçus Kitty qui rassemblait des valises et des sacs de voyage dans la pièce de devant.
— Kitty ! lui criai-je. J’ai besoin d’un coup de main !
Elle regarda par la porte ouverte.
— Quel est le problème ?
— Je n’arriverai pas à le hisser dans la voiture.
Elle se mordilla la lèvre inférieure.
— Il est conscient ? demanda-t-elle.
— Il y a conscient et conscient. Lui, il ne le serait plutôt pas trop.
Elle fit un petit pas en avant.
— Il a les yeux ouverts.
— Peut-être, mais révulsés. Je ne pense pas qu’il y voie grand-chose.
Pour toute réponse, les jambes d’Eugène se mirent à tressauter.
On le prit chacune sous un bras et on le souleva à hauteur d’épaules.
— Ç’aurait été plus facile si vous vous étiez garée plus près, me dit Kitty, tout essoufflée. Vous êtes à mi-hauteur de la rue.
Je repris mon équilibre sous notre fardeau.
— Je ne peux me garer sur le trottoir que s’il y a un parcmètre qui me serve de repère.
On unit nos efforts pour le soulever et on plaqua contre l’arrière de la voiture le pantin désarticulé qu’était Eugène. On le flanqua sur la banquette arrière et je le menottai à la barre du dosseret, où il resta accroché comme un punching-ball.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demandai-je à Kitty. Vous savez où aller ?
— Chez une amie dans le Nouveau-Brunswick. Elle pourra m’héberger quelque temps.
— N’oubliez pas de signaler votre nouvelle adresse au tribunal.
Elle fit oui de la tête et courut jusque chez elle. Je sautai au volant et me faufilai à travers le Bourg jusqu’à Hamilton Avenue. La tête d’Eugène bringuebalait au gré des virages, mais à part cela, le trajet jusqu’au poste de police se passa sans incident notable.
Je roulai jusqu’à l’arrière du bâtiment, descendis de la Buick, pressai sur le bouton d’appel sur la porte coupe-feu qui donnait sur l’accueil et me reculai pour faire un signe de la main à la caméra de surveillance.
La porte s’ouvrit instantanément et Crazy Cari Costanza passa sa tête qu’il tourna vers moi.
— C’est pour quoi ? fit-il.
— Une livraison de pizza.
— Mentir à un flic est un délit.
— Aide-moi à faire sortir ce type de ma voiture.
Cari se balança sur ses talons et sourit.
— Quoi ? Ça, c’est ta voiture ?
Je me rembrunis.
— Elle te donne des idées ? lui fis-je.
— Bon Dieu non. Je suis politiquement correct, moi. Je ne délire pas sur les femmes qui ont des gros cylindres.
— Elle m’a électrocuté, geignit Eugène. Je veux parler à mon avocat.
Cari et moi échangeâmes un regard.
— C’est dingue ce que l’alcool peut faire comme ravages, dis-je, démenottant Eugène. Il peut faire dire les pires âneries.
— Tu ne l’as pas vraiment électrocuté, hein ?
— Bien sûr que non !
— Tu lui as brouillé ses neurones ?
— Je lui ai buzzé les fesses.
Le temps que j’obtienne mon reçu, il était plus de six heures. Trop tard pour passer se faire payer à l’agence. Je me baguenaudai un moment dans le parking, regardant à travers le grillage l’assortiment composite de petits commerces sur le trottoir d’en face. L’église du Tabernacle, une modiste, un dépôt-vente, une épicerie au coin. Je n’y avais jamais vu aucun client et je me demandais comment ces commerçants faisaient pour survivre. Je supposai que c’était précaire, même si, apparemment, les boutiques tenaient le coup. Leurs devantures ne changeaient jamais. Vous me direz, le bois fossilisé non plus.
Craignant que mon taux de cholestérol n’ait chuté durant la journée, je décidai de faire un saut chez Popeye. Je lui achetai une part de poulet frit et une salade de chou rouge à emporter, et d’un coup de voiture, je nous trimbalai, mon petit plat et moi, jusqu’à Paterson Street où je me garai en face de chez Julia Cenetta. Je me disais que je serais aussi bien là qu’ailleurs pour manger et que, qui pouvait savoir, j’aurais peut-être la chance que Kenny passe par là.
Je finis le poulet, mangeai un peu de chou rouge, éclusai un soda et me dis que je ne pouvais pas rêver mieux. Pas de Spiro, pas de vaisselle à faire, le pied !
La lumière brûlait chez Julia, mais les doubles rideaux étaient tirés. Je ne pouvais donc pas aller zieuter au carreau. Il y avait deux voitures dans l’allée. Je reconnus celle de Julia, et je supposai que l’autre devait appartenir à sa mère.
Une voiture dernier modèle se gara le long du trottoir. Un type blond et baraqué en descendit et alla à la porte de la maison. Julia lui ouvrit, en jean et veste. Elle cria quelque chose par-dessus son épaule à quelqu’un derrière elle et sortit. Le blond et Julia s’embrassèrent dans la voiture pendant quelques minutes. Puis le blond mit le contact et les deux tourtereaux s’éloignèrent. Je repasserais pour Kenny.
Je partis pleins gaz pour Vic’s Video où je louai la cassette de S.O.S. Fantômes, mon film-culte et ma source d’inspiration préférée. J’en profitai pour faire une provision de pop-corn, des Fingers, un paquet de petits pots de beurre de cacahuètes, une boîte de chocolat instantané et des guimauves. Et après on dira que je ne sais pas m’éclater !
Je rentrai et vis que le voyant rouge de mon répondeur clignotait.
Spiro me demandait si j’avais du nouveau sur ses cercueils et si j’acceptais de dîner avec lui le lendemain soir après l’exposition de la dépouille de Kingsmith. La réponse à ces deux questions était un NON retentissant ! Je repoussai le moment de le lui dire de vive voix, car le son de la sienne sur mon répondeur me donnait déjà des aigreurs d’estomac.
L’autre message était de Ranger.
« Rappelle-moi. »
J’essayai de le joindre chez lui. Pas de réponse. Je tentai sa voiture.
— Ouais ? fit Ranger.
— C’est Stéphanie. Que se passe-t-il ?
— Je t’invite à une soirée. Je te conseille de t’habiller.
— Tu veux dire talons hauts et bas résilles ?
— Non, je veux dire .38 Smith & Wesson.
— Je te retrouve où ?
— Dans la petite rue à l’angle de West Lincoln et de Jackson Street.
Jackson Street, longue de trois kilomètres, passait devant des entrepôts de ferrailleurs, la fabrique de tuyaux abandonnée Jackson Pipe, et un assortiment inégal de bars et d’immeubles de rapport. Le quartier était tellement miteux que même les taggeurs le jugeaient indigne de leur art. Rares étaient les voitures qui s’aventuraient au-delà de l’ancienne fabrique de tuyaux. Des lampadaires avaient été cassés par balles et jamais réparés ; les incendies, qui étaient monnaie courante, laissaient de plus en plus d’immeubles carbonisés et murés ; divers accessoires du kit du parfait drogué jonchaient les caniveaux déjà garnis d’ordures.
Avec précaution, je sortis mon revolver de la boîte à biscuits et vérifiai qu’il était bien chargé. Je le mis dans mon sac ainsi que le paquet de Fingers, coinçai mes cheveux sous ma casquette Rangers de façon à me donner un air androgyne, et rendossai ma veste.
Au moins, je renonçai à un rendez-vous avec Bill Murray pour la bonne cause. Il y avait des chances que Ranger ait eu un tuyau soit sur Kenny soit sur les cercueils. S’il avait eu besoin d’aide pour arrêter un fugitif, ce n’était pas à moi qu’il aurait fait appel. En un quart d’heure, il était capable de réunir une équipe qui ferait passer l’invasion du Koweit pour un exercice de jardin d’enfants. Inutile de dire que mon nom ne figurait pas en tête de liste de ce commando de mercenaires. Ni même en fin.
Je me sentais plutôt en sécurité dans la Buick. Quiconque serait assez fou pour tenter de me voler ma Grande Bleue serait sans doute trop bête pour savoir la faire démarrer. Et je me disais que je n’avais pas à craindre qu’on tire sur ma voiture : il est impossible de viser correctement quand on est plié en deux de rire.
Quand il ne pensait pas devoir assurer le transport de malfaiteurs, Ranger roulait en coupé Mercedes noir. Pour ses chasses, il venait, la rage au ventre, dans un Ford Bronco noir. Je repérai le Ford dans la ruelle, et à la perspective de devoir procéder à une arrestation dans Jackson Street, je ressentis brusquement une envie pressante et je craignis de ne pas pouvoir me retenir. Je me garai juste devant Ranger, coupai mes phares et le regardai venir vers moi dans l’obscurité.
— Et ta Jeep ? me demanda-t-il.
— Volée.
— Le bruit court qu’il va y avoir une vente d’armes ce soir. Des armes militaires avec les munitions « qui vont avec ». Le trafiquant serait un Blanc.
— Kenny !
— Peut-être. Je me suis dit qu’il fallait qu’on vienne voir ça de près. Ma source m’a indiqué que la vente se ferait au 270 de la rue. C’est la maison juste en face de nous avec la fenêtre cassée.
Je plissai des yeux. Une Bonneville rouillait sur ses cales à deux maisons de là. Pas d’autre signe de vie alentour. Toutes les maisons étaient obscures.
— Le but du jeu n’est pas de les empêcher de faire leur vente, dit Ranger. On va rester ici, bien tranquillement, et essayer de voir qui est l’homme blanc. Si c’est Kenny, on le filera.
— Il fait très sombre. Difficile d’identifier quelqu’un.
Ranger me tendit des jumelles.
— Infrarouge, dit-il.
Bien sûr.
On entamait notre deuxième heure d’attente quand une camionnette descendit la rue. Quelques secondes plus tard, elle se garait.
Je braquai mes jumelles sur le conducteur.
— Je crois que c’est un Blanc, dis-je à Ranger, mais il porte une cagoule. Je ne peux pas voir son visage.
Une BMW se gara en douceur derrière la camionnette. Quatre types en descendirent et se dirigèrent vers la camionnette. Ranger baissa sa vitre et le bruit de la porte latérale de la camionnette qu’on ouvrait se répercuta jusqu’à nous. Murmures. Un rire. Le temps passa. Un des types regagna la BMW à pas traînants, portant une grande caisse en bois. Il ouvrit le coffre, y mit la caisse, retourna à la camionnette et répéta l’opération avec une autre caisse.
Tout à coup, la porte d’entrée de la maison devant laquelle se trouvait la voiture sur cales s’ouvrit avec fracas et des flics déboulèrent, arme au poing, hurlant des ordres, cavalant vers la BMW. Une voiture de police surgit dans la rue qu’elle dévala à toute allure et pila en faisant un tête-à-queue. Les quatre types déguerpirent. Des coups de feu furent tirés. La camionnette démarra et fonça.
— Ne la perds pas de vue ! me cria Ranger, courant vers son Ford. Je te suis !
Je démarrai dans la précipitation et appuyai à fond sur le champignon. Je surgis de la ruelle au moment où la camionnette passait devant, pleins gaz, et me rendis compte, mais un peu tard, qu’elle était suivie par un autre véhicule. Il y eut moult crissements de pneus et jurons de ma part, et la voiture des poursuivants emboutit ma Buick et rebondit avec un franc wummp. Un petit gyrophare rouge sauta du toit de la voiture et vola dans la nuit telle une étoile filante. J’avais à peine senti la collision, mais l’autre voiture, que je supposai être une voiture de police, avait été projetée à une bonne cinquantaine de mètres.
Je vis les feux arrière de la camionnette disparaître au bout de la rue, et tergiversai. Devais-je la suivre ? Je décidai que ce n’était pas une bonne idée. Ça la ficherait peut-être mal de quitter la scène du crime en venant de bousiller une des voitures banalisées de notre chère police municipale.
J’étais en train de farfouiller dans mon sac, en quête de mon permis de conduire, quand ma portière fut ouverte à toute volée et que je fus éjectée de mon siège par des mains qui n’étaient autres que celles de Joe Morelli. On se regarda un moment bouche bée, n’en croyant pas nos yeux.
— Non mais c’est pas vrai ! s’exclama Morelli. Je n’y crois pas ! À quoi tu passes ton temps ? À essayer d’imaginer comment me gâcher l’existence ?
— Tu te flattes.
— Tu as failli me tuer !
— Il ne faut pas exagérer. Ce n’était absolument pas dirigé contre toi. Je ne savais même pas que c’était ta voiture.
Si je l’avais su, j’aurais filé sans demander mon reste.
— De plus, repris-je, je te signale que je ne pousse pas des jérémiades parce que tu m’as coupé la route. Je l’aurais coincé si tu n’avais pas été là.
Morelli se passa une main sur les yeux.
— J’aurais dû dire oui quand on m’a proposé de me muter dans un autre État. Je n’aurais jamais dû quitter la marine.
Je considérai sa voiture. Une partie de l’aile arrière était arrachée et le pare-chocs gisait sur l’asphalte.
— Ça aurait pu être pire, lui dis-je. Tu devrais toujours pouvoir rouler.
On se tourna tous deux vers ma Grande Bleue. Elle n’avait pas une égratignure.
— C’est une Buick, dis-je, en manière d’excuse. Qu’on m’a prêtée.
Morelli leva les yeux au ciel.
— Meeeerde ! fit-il.
Une voiture de police s’arrêta derrière Morelli.
— Ça va ?
— Ouais, super, dit Morelli. Ça roule même.
La voiture repartit.
— Une Buick, répéta Morelli. Comme au bon vieux temps.
À dix-huit ans, j’avais plus ou moins tenté d’écraser Morelli avec une voiture semblable.
— Je suppose que c’est Ranger, dans le Ford noir ? fit Morelli, regardant par-dessus mon épaule.
Je me retournai. Ranger était toujours dans la ruelle, écroulé de rire sur le volant.
— Tu veux qu’on fasse un constat ? demandai-je à Morelli.
— Je ne tiens pas à accorder à cet événement plus d’importance qu’il n’en a.
— Tu as pu voir qui conduisait la camionnette ? Tu crois que c’était Kenny ?
— Même taille mais plus mince.
— Kenny a toujours pu maigrir.
— Je ne sais pas… Je n’ai pas l’impression que c’était lui.
Ranger alluma ses phares et le Ford Bronco contourna gentiment la Buick.
— Bon, je me tire, nous lança Ranger. Je ne voudrais pas être de trop.
Je donnai un coup de main à Morelli pour charger son pare-chocs sur la banquette arrière de sa voiture puis, à coups de pied, on poussa les débris sur le bas-côté de la rue. À l’angle de la rue, on entendait les policiers qui pliaient bagage.
— Il faut que je retourne au poste, dit Morelli. Je veux être présent quand ils interrogeront ces gugusses.
— Tu vas faire une recherche d’identité à partir du numéro d’immatriculation de la camionnette ?
— Il y a de grandes chances pour qu’elle soit volée.
Je regagnai ma Buick et fis une marche arrière dans la ruelle pour éviter les débris de verre qui jonchaient la chaussée. Je pris la première avenue en direction de Jackson Street et mis le cap sur mon chez-moi. Après plusieurs carrefours, je fis demi-tour et pris la direction du poste de police. Je me garai dans un coin obscur, laissant l’emplacement d’une voiture entre le coin de la rue et moi, juste en face du bar à l’enseigne RC Cola. Je me trouvais là depuis moins de cinq minutes quand deux voitures de police apparurent et s’engagèrent dans le parking du poste, suivis par Morelli dans sa Fairlaine sans pare-chocs, lui-même suivi par une voiture banalisée. L’état de la Fairlaine n’avait rien à envier à celui des véhicules de police. La ville de Trenton n’investissait pas dans la chirurgie plastique. Si une voiture de police prenait une ride, c’était pour la vie. Toutes celles qui se trouvaient dans le parking donnaient l’impression d’avoir servi pour un concours de démolition.
À cette heure de la nuit, le parking adjacent au poste était relativement désert. Morelli gara la Fairlaine à côté de sa camionnette et entra dans le bâtiment. Les fourgons se mirent en file indienne devant le bloc pour décharger les prisonniers. Je fis démarrer la Buick, m’engageai sur le parking et me garai à côté de la camionnette de Morelli.
Au bout d’une heure, la fraîcheur avait commencé à s’immiscer dans la Buick. Je fis ronfler le chauffage jusqu’à ce que tout soit grillé à point. Je mangeai quelques Fingers et m’étirai sur la banquette. Une deuxième heure passa, pendant laquelle je répétai la procédure. Je venais de finir le tout dernier Finger quand la porte latérale du poste de police s’ouvrit sur un homme dont la silhouette se découpa en ombre chinoise. Même ainsi, je reconnus Morelli. La porte se referma derrière lui, et il s’avança vers sa camionnette. À mi-parcours, il me repéra dans la Buick. Je le vis prononcer un mot, et n’eus aucun mal à deviner lequel.
Je descendis de voiture afin qu’il lui soit plus difficile de faire celui qui ne m’aurait pas vue.
— Alors, lançai-je, la gaieté faite femme. Comment ça s’est passé ?
— La marchandise venait de Fort Braddock, voilà.
Il s’approcha et plissa les narines.
— Ça sent le chocolat.
— Je viens de manger la moitié d’un paquet de Fingers.
— Je suppose que tu n’as plus l’autre moitié ?
— Je l’avais mangée avant.
— Dommage. Un ou deux Fingers m’auraient peut-être aidé à me souvenir d’une information de première importance…
— Es-tu en train de me dire que je dois te nourrir ?
— Tu as autre chose dans ton sac ?
— Non.
— Il te reste de la tarte aux pommes chez toi ?
— J’ai du pop-corn et des bonbons. Je comptais regarder un film ce soir.
— Caramélisé, le pop-corn ?
— Mouais.
— Va pour le pop-corn caramélisé !
— Tu as intérêt à ce que ça vaille le coup si tu veux toucher à mon pop-corn.
Morelli sourit lentement.
— Je parlais de tes informations ! précisai-je.
— C’est bien ce que j’avais compris, fit Morelli.
7
Je quittai le poste de police, suivie à distance par Morelli dans son nouveau 4x4, sans doute un peu inquiet des perturbations que pourrait causer la Buick qui avançait péniblement dans la nuit.
On se gara côte à côte dans le parking de chez moi. Mickey Boyd en grillait une sous l’auvent de la porte de derrière. Sa femme, qui s’était fait poser un patch à la nicotine la semaine précédente, lui interdisait de fumer dans leur appartement.
— Ouah ! s’exclama Mickey, sa cigarette collée comme par magie à sa lèvre inférieure, l’œil à demi fermé à cause de la fumée, visez-moi cette Buick. Belle caisse ! On n’en fait plus des comme ça !
Je lançai un regard de biais à Morelli.
— Je suppose que cette grosse voiture avec hublots est encore un de ces trucs de macho.
— C’est un char d’assaut, me dit Morelli. Un homme est capable de le mater.
On monta par l’escalier. À mi-chemin, je sentis mon cœur se serrer. Bientôt, la peur que mon appartement ait été visité se dissiperait et je me sentirais de nouveau en sécurité. Bientôt. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je m’efforçais de dissimuler mon anxiété.
Je ne voulais pas passer pour une poule mouillée devant Morelli. Heureusement, ma porte était fermée et intacte, et en entrant, j’entendis la roue de Rex qui tournait dans l’obscurité.
D’une chiquenaude, j’appuyai sur l’interrupteur, puis jetai mon blouson et mon sac sur la petite table de l’entrée.
Morelli me suivit dans la cuisine où je fis réchauffer le pop-corn au four à micro-ondes.
— Je parie que tu as loué une cassette pour aller avec tout ce pop-corn, me dit-il.
Je déchirai l’emballage des petits pots de beurre de cacahouètes, et tendis S.O.S. Fantômes à Morelli. Il décacheta le couvercle d’un des petits pots de beurre et en goba le contenu.
— En cinéma, tu n’y connais pas grand-chose non plus, à ce que je vois, me dit-il.
— C’est mon film préféré !
— C’est un film pour tapettes. De Niro ne joue même pas dedans.
— Parle-moi plutôt du coup de filet.
— On a eu les quatre de la BMW, mais aucun d’eux ne sait quoi que ce soit. L’affaire a été conclue par téléphone.
— Et la camionnette ?
— Volée, comme de bien entendu. Du coin.
Le minuteur tinta ; je retirai le pop-corn.
— Difficile à imaginer que quelqu’un se pointe dans Jackson Street au beau milieu de la nuit pour acheter des revolvers volés à nos GI’s à quelqu’un qu’il ne connaît que par téléphone.
— Le vendeur a donné des noms. Je suppose que c’était suffisant pour ces types. C’est le menu fretin.
— Rien qui impliquerait Kenny ?
— Rien.
Je versai le pop-corn dans un bol que je tendis à Morelli.
— Et quels noms a cité ce revendeur ? Quelqu’un que je connais ?
Morelli passa la tête dans le réfrigérateur et en sortis des bières.
— Tu en veux une ?
Je pris une canette et la décapsulai.
— Alors, ces noms…
— Oublie ça. Ils ne t’aideraient pas à retrouver Kenny.
— Vous avez une description du revendeur ? Son physique, sa voix ? La couleur de ses yeux ?
— Un Blanc tout ce qu’il y a de plus moyen, une voix tout ce qu’il a de plus moyenne, pas de signe particulier. Et personne n’est allé regarder la couleur de ses yeux. L’interrogatoire a tout de même permis de déterminer que les Blacks voulaient des armes, pas tirer un coup.
— Il ne nous aurait pas échappé si on avait fait équipe, dis-je. Tu aurais dû me téléphoner. En tant que chasseuse de primes, j’ai le droit d’être au courant des opérations interservices.
— Faux. Être invité à participer à une telle opération relève de bons procédés professionnels qui peuvent, éventuellement, t’être appliqués.
— Très bien. Et pourquoi ça n’a pas été le cas ?
Morelli goba une poignée de pop-corn.
— Rien n’indiquait de façon absolue que Kenny y serait mêlé.
— Mais c’était du domaine du possible.
— Ouais, c’était du domaine du possible.
— Et tu as choisi de m’exclure de l’opération. Je le savais depuis le début ! Je savais que tu me tiendrais à l’écart !
Morelli passa au salon.
— Où veux-tu en venir ? fit-il. Tu déterres la hache de guerre ?
— Je veux en venir à te dire que tu es répugnant. ET que je veux que tu me rendes MON pop-corn et que tu sortes de chez MOI !
— Non.
— Comment ça, non ?
— On a passé un accord. Renseignement contre pop-corn. Tu as eu ton renseignement, je veux mon pop-corn.
Je pensai à mon sac posé sur la table de l’entrée. Et si je faisais subir à Morelli le même traitement qu’à Eugène Petras ?
— Oublie ça, me fit Morelli. Si tu t’approches un tant soit peu de la table, je te fais arrêter pour port d’arme prohibée.
— Tu m’écœures. C’est une utilisation abusive de tes prérogatives d’officier de police.
Morelli prit la cassette de S.O.S. Fantômes qui était posée sur la télévision et la glissa dans le magnétoscope.
— Bon, on se le regarde ce film, oui ou merde ?
Je me réveillai de mauvais poil sans savoir pourquoi. Que je n’aie pu trouver le moyen de bomber, électrocuter ou flinguer Morelli y était peut-être pour quelque chose. Il était parti une fois le film et le bol de pop-corn finis. En partant, il m’avait enjoint de lui faire confiance.
— Bien sûr, lui avais-je assuré.
Quand les poules auront des dents.
Je mis la cafetière électrique en route, téléphonai à Eddie Gazarra et lui laissai un message, lui demandant de me rappeller. En attendant, je me vernis les ongles des orteils, bus du café, et fis un pain de guimauves Rice Krispies. Je le coupai en barres et eus le temps d’en manger deux avant que le téléphone ne sonne.
— Quoi encore ? fit la voix de Gazarra.
— Il me faut les noms des quatre Blacks qui se sont fait arrêter hier soir dans Jackson Street. Et ceux dont s’est recommandé le conducteur de la camionnette.
— Merde. J’ai pas accès à ces infos, moi.
— Tu cherches toujours une baby-sitter ?
— Plus que jamais. Bon, je vais voir ce que je peux faire.
Je pris une douche à la va-vite, me coiffai de même, et enfilai un Levi’s et une chemise en flanelle. Je sortis le revolver de mon sac et le remis avec précaution dans la boîte à biscuits. Je branchai mon répondeur et partis.
L’air était vif, le ciel presque bleu. Les vitres de la Buick étaient étincelantes de givre. On l’aurait dit recouverte de poudre magique. Je me glissai au volant, mis le contact et réglai le dégivrage à fond.
Fidèle au principe qu’il vaut toujours mieux faire n’importe quoi (aussi pénible et insignifiant cela soit-il) que rien, je passai ma matinée à rendre visite aux amis et parents de Kenny. Tout en roulant, j’ouvrais l’œil au cas où je verrai ma Jeep ou une camionnette blanche à la carrosserie ornée de lettres noires. Je ne trouvai rien de rien, mais la liste de choses à chercher s’allongeait de jour en jour, alors on pouvait peut-être considérer que l’enquête avançait : plus la liste serait longue et plus j’aurais de chance de retrouver quelque chose.
Après la troisième visite, je décidai de laisser tomber et de passer chez Vinnie. Il fallait que je touche ma prime correspondant à l’arrestation de Petras et je voulais interroger mon répondeur. Je trouvai une place à deux pas de l’agence et tentai de faire un créneau. En un peu moins de dix minutes, je réussis à plutôt bien garer ma Grande Bleue avec seulement une roue arrière sur le trottoir.
— Joli travail, me dit Connie. J’avais peur que tu tombes en panne d’essence avant que t’aies fini de rentrer ton paquebot à bon port.
Je laissai tomber mon sac sur le canapé en vinyle.
— Je m’améliore. Je n’ai touché la voiture de derrière que deux fois, et j’ai évité le parcmètre.
Un visage familier surgit de derrière Connie.
— Meeeeeerde, ben heureusement pour toi que c’est pas ma tire que t’as embouti !
— Lula !
Celle-ci déhancha ses cent quinze kilos et posa une main sur sa taille. Elle portait un survêtement et des tennis blancs. Ses cheveux, qu’elle avait fait teindre en orange, évoquaient du poil de sanglier raidis à la colle murale.
— Salut, fillette ! me lança-t-elle. Quel bon vent nous amène ton triste cul ?
— Un chèque de paiement. Et toi ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu cherches quelqu’un pour payer ta caution ?
— Que non. Je viens d’être embauchée pour remettre ce bureau en ordre en deux temps trois mouvements. Je vais me faire chier à faire du classement.
— Et ta profession habituelle ?
— Je suis à la retraite. J’ai cédé mon bout de trottoir à Jackie. J’pouvais pas continuer à faire la pute après m’être salement fait amocher l’été dernier.
Connie souriait jusqu’aux oreilles.
— Je suis sûre qu’elle saura comment « gérer » Vinnie, dit-elle.
— Ouais, fit Lula. S’il me cherche, je lui écrabouille la gueule à ce petit enfoiré. Il se frotte à une femme de mon gabarit, et il ne sera plus qu’une tache puante sur la moquette.
J’aimais beaucoup Lula. On s’était connues quelques mois plus tôt quand, chasseuse de primes débutante, je cherchais des réponses à certaines questions vers son coin de trottoir dans Stark Street.
— Tu traînes toujours dans le quartier ? lui demandai-je. Tu es un peu au courant des trucs qui se passent dans le secteur ?
— Quel genre de trucs ?
— Quatre Blacks se sont fait pincer alors qu’ils essayaient d’acheter des armes volées hier soir.
— Ha, ça. Tout le monde en a entendu parler. C’est les deux fils Long, Booger Brown et son cousin de merde plus-con-tu-meurs Freddie Johnson.
— Tu sais à qui ils les achetaient ?
— À un Blanc. J’en sais pas plus.
— J’essaie de trouver un tuyau sur ce Blanc.
— Sûr que ça me fait bizarre d’être de ce côté-ci de la loi, dit Lula. Il va me falloir un peu de temps pour que je m’y fasse.
Je décrochai le téléphone et interrogeai mon répondeur. Une autre invitation de Spiro et une liste de noms laissée par Eddie Gazarra. Les quatre premiers étaient ceux que venaient de me citer Lula ; les trois autres ceux des types dont s’était recommandé le voyou. Je les notai et me tournai vers Lula.
— Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou, ça te dit quelque chose ?
— Boone et Sanders sont des dealers. Ils font des séjours en taule comme si c’était le Club Med. Leur espérance de vie n’est pas très bonne, si tu vois ce que je veux dire. Alou, connais pas.
— Et toi ? demandai-je à Connie. Tu les connais, ces nuls ?
— A priori non, mais consulte toujours les dossiers.
— Hou là, fit Lula. Ça c’est mon boulot. Vous reculez et vous me laissez faire.
J’en profitai pour appeler Ranger.
— J’ai parlé à Morelli hier soir, lui dis-je. Ils n’ont pas tiré grand-chose des quatre Blacks, à part le fait que le chauffeur de la camionnette s’est recommandé de nommés Lionel Boone, Stinky Sanders et Jamal Alou.
— Une bande peu recommandable, me dit Ranger. Alou est artisan. Il peut te fabriquer n’importe quoi du moment que ça explose.
— On devrait peut-être aller leur dire deux mots ?
— Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ce qu’ils auraient à te dire. Il vaut mieux que j’aille leur rendre une petite visite moi-même.
— D’accord. De toute façon, j’avais d’autres projets.
— Aucun dossier aux noms de ces enfoirés, me cria Lula. On doit être trop classe pour eux.
Connie me remit mon chèque, et je regagnai ma Grande Bleue sans me presser. Sal Fiorello était sorti de son épicerie fine et zieutait à travers la vitre de la Buick.
— Non, mais regardez-moi l’état de cette pépée, lança-t-il à la cantonade.
Je levai les yeux au ciel et enfonçai la clef dans la serrure de la portière.
— Bonjour, Mr. Fiorello.
— Sacrée bagnole que tu as là.
— Oui. Ce n’est pas donné à n’importe qui d’en avoir une comme ça.
— J’avais un oncle qui avait une Buick de 1953. On l’a retrouvé mort dedans. Au centre d’enfouissement des déchets.
— Oh, je suis vraiment navrée.
— Le capitonnage a été irrécupérable, fit Sal. Si c’est pas une honte.
Je me rendis chez Stiva et me garai juste en face du salon funéraire. La camionnette d’un fleuriste s’engagea dans l’allée de service et tourna à l’angle du bâtiment. Pas d’autre activité. Tout semblait d’une immobilité surnaturelle. Je pensai à Constantin Stiva hospitalisé au St. Francis. Je ne l’avais jamais vu prendre de vacances, et voilà qu’il était immobilisé et que son commerce était entre les mains de son grincheux beau-fils. Ça allait le tuer. Était-il au courant pour les cercueils ? À mon avis, non. À mon avis, Spiro s’était planté et faisait tout pour que son beau-père ne l’apprenne pas.
Il fallait que j’aille voir Spiro pour lui faire mon rapport sur les non-avancées de mon enquête et décliner son invitation à dîner, mais j’avais un mal fou à me donner assez de motivation pour traverser la rue. Je pouvais affronter une veillée mortuaire à sept heures du soir avec une ribambelle de Chevaliers de Colomb ; mais je ne raffolais pas de l’idée de me trouver en tête à tête avec Spiro et ses morts même à onze heures du matin.
Je m’attardai encore un moment et en vins à me demander comment Spiro, Kenny et Moogey avaient pu être copains comme cochons à l’école. Kenny, le dégourdi de la bande. Spiro, le gosse pas très malin avec de sales dents et un croque-mort en guise de beau-père. Et Moogey qui, pour autant que je sache, était un brave gars. Marrant comme des amitiés se nouent autour d’un dénominateur commun aussi simple que le désir de ne pas être seul.
Moogey était mort. Kenny avait disparu. Et Spiro recherchait vingt-quatre cercueils bas de gamme. Ce que la vie pouvait être bizarre. On est au lycée, à jouer au basket et à voler l’argent de poche de ses petits camarades, et avant qu’on ait le temps de faire ouf, on rebouche les impacts de balle dans le crâne de son meilleur ami avec du mastic mortuaire.
Une idée saugrenue prit corps dans ma tête tel le Phénix renaissant de ses cendres. Et si tout cela était lié ? Et si Kenny avait volé les armes et les avait cachées dans les cercueils de Spiro ? Qu’en conclure ? Bonne question, me dis-je.
Des plumets de nuages s’étiraient sur le ciel et le vent s’était levé depuis que j’étais partie de chez moi ce matin, faisant tourbillonner les feuilles qui venaient s’aplatir contre mon pare-brise. Je me dis que si je ne bougeais pas de là, je ne tarderais pas à voir passer un éléphant rose.
À midi, il était clair que mes jambes n’allaient pas avoir raison de la valse-hésitation de mon cœur. Pas de problème. J’enchaînerais avec le plan numéro deux : aller chez papa et maman, m’imposer à déjeuner, et embarquer mamie Mazur dans l’aventure.
Il était environ deux heures lorsque je m’engageai dans le parking latéral de chez Stiva, ma grand-mère perchée à mes côtés sur la grosse banquette, le cou tendu pour voir par-dessus le tableau de bord.
— D’habitude, je ne vais pas aux expos en après-midi, dit-elle, prenant son sac à main et ses gants. Des fois, en été, quand j’ai envie de me dégourdir les jambes, il m’arrive d’y faire un saut, mais je préfère le public de celles du soir. Évidemment, c’est différent quand on est chasseuse de primes… comme nous.
Je l’aidai à descendre de voiture.
— Je ne suis pas venue en tant que chasseuse de primes, lui rappelai-je, mais pour parler à Spiro. Je l’aide à résoudre un petit problème.
— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qu’il a perdu ? Un mort ?
— Pas un mort, non.
— Dommage. Ce serait amusant de chercher un mort.
On gravit les marches du perron et on franchit la porte.
On s’arrêta dans le hall pour lire le planning des expositions mortuaires.
— Alors, on va voir qui ? voulut savoir ma grand-mère. Feinstein ou Mackey ?
— Tu as une préférence ?
— Va pour Mackey. Ça fait des années que je ne l’ai pas vu. Depuis qu’il a arrêté de travailler à l’A & P[5].
Je laissai mamie Mazur à elle-même et partis en quête de Spiro. Je le trouvai dans le bureau de Constantin, installé à l’imposante table de travail en noyer, au téléphone. Il coupa la communication et, d’un geste, m’invita à m’asseoir.
— C’était Constantin, me dit-il. Il m’appelle sans arrêt. Impossible de m’en dépêtrer. Il commence vraiment à me faire braire celui-là !
J’en arrivai à souhaiter que Spiro ait un geste déplacé à mon endroit, juste pour le plaisir d’envoyer une décharge électrique à ce nul. Oh, peut-être ne devrais-je pas m’en priver après tout. Si je pouvais faire en sorte qu’il me tourne le dos, je pourrais lui balancer mes cinquante mille volts dans la nuque et prétendre que ce n’était pas moi mais un proche du défunt qui, fou de douleur, avait surgi dans le bureau, scotché Spiro et filé sans demander son reste.
— Alors, quoi de neuf ? demanda Spiro.
— Vous aviez raison au sujet des cercueils, lui dis-je en posant la clef du hangar sur le bureau. Ils ont bien disparu. Cette clef, vous êtes le seul à l’avoir, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Vous n’en avez pas fait de double ?
— Non.
— Vous ne l’avez jamais prêtée à personne ?
— Non.
— Et quand vous faites garer votre voiture ? La clef n’est pas à votre trousseau ?
— Personne à part moi n’a eu cette clef entre les mains. Je la garde chez moi, dans un tiroir de mon buffet.
— Et Constantin ?
— Quoi, Constantin ?
— Il n’a jamais eu la clef entre les mains ?
— Il n’est pas au courant pour ces cercueils. Il s’agit d’une initiative personnelle…
Je n’en fus pas autrement surprise.
— Simple curiosité morbide de ma part : que comptiez-vous faire avec ces cercueils ? En tout cas pas les revendre à quiconque dans le Bourg, n’est-ce pas ?
— J’étais un intermédiaire en quelque sorte. J’avais un acheteur.
Un acheteur. Hmm ! Baffe mentale.
— Et cet acheteur sait-il que ses cercueils se sont envolés ?
— Pas encore.
— Et vous préféreriez ne pas entacher votre crédibilité.
— On peut le dire comme ça.
Je n’étais pas sûre de vouloir en savoir plus. Je n’étais même pas sûre de vouloir continuer à retrouver ces cercueils.
— Changeons de sujet, dis-je. Kenny Mancuso.
Spiro s’enfonça dans le fauteuil de Constantin.
— On était copains, dit-il. Kenny, Moogey et moi.
— Je suis étonnée que Kenny ne soit pas venu vous demander de l’aide. De le cacher, par exemple.
— J’aimerais avoir cette chance.
— Vous voulez bien préciser ?
— Il est à mes trousses.
— Kenny ?
— Il est venu ici.
Je bondis sur mes pieds.
— Ici ? Quand ? Vous l’avez vu ?
Spiro entrouvrit le tiroir central du bureau et en sortit une feuille de papier qu’il me tendit d’une main légère.
— J’ai trouvé ça sur mon bureau en arrivant ce matin.
Le message était sibyllin.
« T’as un truc à moi et maintenant j’ai un truc à toi. »
Il était composé en lettres argentées collées sur la feuille et signé d’un K.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je à Spiro, toujours enfoncé dans son fauteuil.
— Si je savais ! Ça veut dire qu’il est devenu fou. Vous allez continuer à chercher les cercueils, dites ? On a conclu un marché.
Le voilà complètement stressé par ce mot bizarre de Kenny et, dans un soupir, il me relance sur les cercueils. Louche. Très louche.
— Je pense que oui, mais en toute franchise, je sèche.
Je retrouvai mamie Mazur dans le salon d’exposition des Mackey, au poste de commandement, au pied du cercueil, en compagnie de Marjorie Boyer et de Mrs. Mackey. Cette dernière, gentiment pétée au thé fortement alcoolisé, racontait à ma grand-mère une version légèrement décousue de l’histoire de sa vie, insistant sur les moments les plus sordides. Elle tanguait, gesticulait, et régulièrement, une giclée de je-ne-sais-quoi débordait de sa tasse et tachait ses chaussures.
— Il faut que tu voies ça, me dit ma grand-mère. Ils ont capitonné ce pauvre George de satin bleu foncé sous prétexte que le bleu et l’or sont les couleurs de sa confrérie. On croit rêver !
— Tous les frères vont venir ce soir, dit Mrs. Mackey. Ils vont faire une cérémonie. Et ils ont envoyé une gerbe… grosse comme ÇA !
— Belle bague que porte George, dit ma grand-mère à Mrs. Mackey qui but d’un trait le restant de son thé.
— C’est celle de sa confrérie. George, Dieu ait son âme, tenait à être enterré avec.
Ma grand-mère se plia en deux pour voir le bijou de plus près. La tête dans le cercueil, elle tendit le bras pour toucher la bague.
— Han ! s’exclama-t-elle.
Nous eûmes toutes peur de demander ce qui se passait. Ma grand-mère se redressa et se retourna vers nous.
— Non mais regardez-moi ça ! fit-elle, tenant un objet de la taille d’une sucette. Son doigt est venu avec !
Mrs. Mackey s’écroula par terre, évanouie, tandis que Marjorie Boyer quittait la pièce en poussant des cris stridents.
Je fis un pas de fourmi pour voir de plus près.
— Tu es sûre ? demandai-je à ma grand-mère.
Comment une chose pareille pouvait-elle arriver ?
— J’étais en train d’admirer la bague, j’ai voulu toucher la pierre, et voilà que son doigt m’est resté dans les miens !
Spiro déboula dans le salon, Marjorie Boyer sur les talons.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de doigt ?
Ma grand-mère le lui mit sous le nez.
— J’ai voulu regarder de près et voilà le travail !
Spiro lui arracha le doigt des mains.
— Ce n’est pas un vrai doigt, dit-il. C’est de la cire !
— Il s’est détaché de sa main, dit ma grand-mère. Voyez par vous-même.
Tout le monde se pencha sur le cercueil, contemplant le petit moignon là où aurait dû se trouver le majeur de George.
— Il y avait un type l’autre soir à la télé qui disait que des extraterrestres enlevaient des gens pour faire des expériences, dit ma grand-mère. C’est peut-être ce qui lui est arrivé. C’est peut-être des extraterrestres qui ont pris le vrai doigt de George… Et peut-être d’autres parties de son anatomie aussi ! Vous voulez que je vérifie ?
Spiro referma le couvercle d’un coup sec.
— Parfois, des accidents peuvent se produire pendant le processus de préparation, dit-il. Il est alors nécessaire de pratiquer artificiellement quelques améliorations…
Une idée abominable me vint à l’esprit. Nooooon, me raisonnai-je. Kenny Mancuso ne ferait pas une chose pareille. Ce serait trop abject. Même pour lui.
Spiro s’approcha de Mrs. Mackey puis gagna l’interphone qui se trouvait après la porte. Je le suivis et l’entendis demander à Louis Moon d’appeler le SAMU puis d’apporter un peu de mastic au salon numéro quatre.
— Pour en revenir à ce doigt, lui dis-je.
— Si vous faisiez correctement votre boulot, Kenny serait déjà sous les verrous ! me dit-il. Je me demande bien pourquoi je vous ai embauchée pour retrouver mes cercueils alors que vous n’êtes même pas fichue de retrouver Mancuso ! Ce n’est pourtant pas si difficile que ça ! Ce type est fou à lier, il me laisse des petits mots, il démembre les cadavres.
— Vous avez prévenu la police ?
— Quoi ! Vous voulez rire. Je ne peux pas prévenir les flics. Ils courraient interroger mon beau-père. Si jamais tout ça lui arrivait aux oreilles, il deviendrait fou furieux.
— Je suis loin de connaître toutes les subtilités de la loi, mais il me semble que vous êtes dans l’obligation d’en avertir les autorités compétentes.
— Eh bien, je vous en ai avertie, non ?
— Ah non, ne comptez pas sur moi pour prendre tout ça sous ma responsabilité.
— Porter plainte ou pas, c’est mon affaire, fit Spiro. Aucune loi n’impose à quiconque d’aller trouver la police en cas de problème.
Le regard de Spiro se fixa sur un point derrière mon épaule gauche. Je me retournai pour voir ce qui avait retenu son attention et fus agacée de voir Louie Moon se tenant tout près de moi. Il était facile à identifier car son nom avait été cousu au fil rouge sur la poche poitrine de sa combinaison de travail en coton blanc. De taille et de poids moyens, il avait dans les trente ans, le teint pâlichon, des yeux d’un bleu fané au regard éteint, des cheveux blonds légèrement clairsemés. Il me lança un coup d’œil rapide, tout juste le temps de remarquer ma présence, et tendit le mastic à Spiro.
— Une femme s’est évanouie, lui dit ce dernier. Fais rentrer l’équipe du SAMU par la porte de derrière et fais-les monter ici.
Moon partit sans un mot. Très placide, le gars. Peut-être fallait-il y voir un effet d’avoir des morts pour collègues de travail ? Je suppose que cela doit être apaisant pour qui surmonte la question des fluides corporels. Pas beaucoup de conversation, mais idéal pour la tension nerveuse sans doute.
— Et Moon ? dis-je à Spiro. Il n’aurait pas pu prendre la clef du hangar ? Il est au courant pour les cercueils ?
— Moon n’est au courant de rien. Moon a le QI d’un lézard.
Je ne savais trop que répondre à cela, étant donné que Spiro lui-même avait un physique de saurien.
— Bon, reprenons depuis le début, lui dis-je. Quand avez-vous trouvé le mot ?
— Je suis venu pour passer des coups de téléphone et je l’ai trouvé sur mon bureau. C’était un peu avant midi.
— Et le doigt ? Quand vous êtes-vous rendu compte qu’il avait un problème ?
— Je fais toujours un petit tour d’inspection avant les expositions. J’ai remarqué que ce bon vieux George avait un doigt en moins et j’ai dû pratiquer un rafistolage.
— Vous auriez pu m’en parler.
— Je ne tenais pas à ce que ça se sache. Je ne pensais pas qu’on s’en apercevrait. C’était compter sans la venue de mémé Catastrophe.
— Comment Kenny est-il entré à votre avis ?
— Par la porte, je suppose. Je branche l’alarme quand je pars le soir et je la débranche à mon arrivée le matin. Pendant la journée, la porte de service est toujours ouverte à cause des livraisons. La porte d’entrée principale est ouverte aussi en général.
J’avais surveillé l’entrée principale pendant la majeure partie de la matinée sans voir personne. Un fleuriste s’était garé devant la porte de service. C’était tout. Evidemment, il était toujours possible que Kenny se soit pointé avant que je commence à faire le guet.
— Vous n’avez rien entendu ?
— J’ai travaillé avec Louie dans l’annexe toute la matinée. En cas de besoin, les gens nous appellent par l’interphone.
— Alors, qui était là, qui ne l’était pas ?
— Clara, notre artiste capillaire, est arrivée à neuf heures et demie pour travailler sur Mrs. Gasso. Elle est repartie une heure plus tard. Je suppose que vous pouvez aller lui parler, mais ne lui dites rien pour le doigt. Sal Munoz a livré des fleurs. J’étais dans cette pièce de son arrivée à son départ, alors je sais qu’il ne pourra vous être d’aucune aide.
— Je vous conseille de vérifier qu’il ne vous manque rien d’autre.
— Je ne veux même pas le savoir.
— Alors, qu’est-ce que vous avez que Kenny n’a pas et qu’il voudrait avoir ?
— Il est mal pourvu, me répondit Spiro, empoignant son entrejambe et donnant un coup vers le haut. Vous voyez ce que je veux dire ?
Je sentis ma bouche se déformer en une moue.
— Oh, sans blague ?
— On ne peut jamais savoir ce qui motive les gens. Y en a des, ça les ronge ces trucs-là.
— Mouais. Bon, si jamais il vous revient quoi que ce soit d’autre, faites-moi signe.
Je retournai au salon d’exposition récupérer mamie Mazur. Mrs. Mackey était revenue à elle et paraissait remise. Marjorie Boyer était un peu verdâtre, mais peut-être n’était-ce dû qu’à l’éclairage.
Quand nous arrivâmes au parking, je remarquai que la Buick avait un air penché. Louie Moon se trouvait à côté, l’air serein, le regard rivé sur un gros tournevis planté dans le pneu. Il aurait pu tout aussi bien être une vache regardant passer un train.
Ma grand-mère s’accroupit pour y regarder de plus près.
— C’est pas gentil de faire ça à une Buick, dit-elle.
Sans vouloir sombrer dans la paranoïa, je ne crus pas une seconde que cet acte de vandalisme fût le fruit du hasard.
— Vous avez vu qui a fait ça ? demandai-je à Louie Moon.
Il fit non de la tête. Puis il dit, d’une voix aussi douce et fade que son regard :
— Je suis juste sorti attendre le SAMU.
— Il n’y avait personne dans le parking ? Vous n’avez pas vu de voiture en sortir ?
— Non.
Je m’offris le luxe de pousser un soupir et retournai à l’intérieur pour appeler un dépanneur. Je téléphonai de la cabine publique de l’entrée, furieuse de constater que ma main tremblait en cherchant une pièce dans le fond de mon sac. Ce n’est rien qu’un pneu crevé, me dis-je. Pas de quoi en faire un drame. Ce n’est qu’une voiture, après tout… une vieille bagnole.
Je téléphonai à mon père pour qu’il vienne récupérer mamie Mazur, et tandis que j’attendais qu’on change mon pneu, j’essayais d’imaginer Kenny se faufilant à l’intérieur du salon funéraire pour y laisser son petit mot. Il eût été très facile pour lui d’entrer et de sortir ni vu ni connu par la porte de service. Trancher un doigt eût été bien plus difficile. Cela lui aurait pris du temps.